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littérature. Montrez-nous le beau, ce qui ravit, ce qui enlève loin des réalités, ce qui fait qu’on s’étourdit, qu’on s’oublie soi-même… » Ce raisonnement nous rappelle ce qu’un propriétaire disait à son intendant : « Pourquoi viens-tu, frère, me chanter que mes affaires s’en vont à la dérive ? Je ne le sais déjà que trop, sans que tu me le rappelles ! N’aurais-tu donc rien de plus gai à me raconter ? Arrange-toi pour que j’oublie tout cela ; que je n’en sache rien de rien, et me voilà heureux ! » Et l’argent qui eût dû être employé à réparer le désordre de ses affaires l’était de façon qu’il pût n’y plus penser et les perdre de vue. L’esprit sommeille, l’esprit de l’homme qui, éveillé, eût peut-être acquis à l’improviste un riche filon de moyens réparateurs, il dort, et son bien est vendu aux enchères publiques ; le voilà réduit, lui, à aller s’oublier dans la multitude des gens qui manquent du nécessaire, avec une âme bien préparée, il est vrai, par les avanies de sa chute, à descendre aux derniers degrés de la bassesse, à des turpitudes dont il aurait eu horreur autrefois.

L’auteur est fort exposé encore au mécontentement de certains soi-disant patriotes, qui trônent paisiblement dans des retraites ignorées, occupés de leurs petites affaires privées, par exemple, de grossir incessamment leurs capitaux, et d’ériger dans l’ombre, aux dépens d’autrui, l’édifice de leur fortune. Ces hommes-là, s’il se fait une chose quelconque qui, à leur point de vue, soit blessante pour le pays, s’il paraît un livre exposant d’amères vérités, accourront de tous les recoins obscurs, comme font les araignées quand elles aperçoivent une mouche prise à leurs malencontreux filets, et tous crieront : « Est-ce bien d’exposer cela au public, même d’en parler tout haut ? Tout ce qui est décrit là, songez, c’est toi, c’est moi, c’est nous tous, ce sont les nôtres ; je vous demande si on devrait permettre… Que diront les étrangers ? Il est très-fâcheux de voir qu’on ait mauvaise opinion de nous. N’est-ce pas vraiment une horreur qu’il se fasse de pareilles indiscrétions ! On ne respecte plus rien ; il n’y a donc plus de patriotisme ! » À de si sages réflexions, surtout à l’endroit