Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/369

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chose qui repousse ; et tel de mes lecteurs qui, chez lui et dans la société, sera notoirement lié avec un individu de ce caractère, qui boira, mangera, conversera et sortira volontiers avec lui tous les jours, ne laisserait pourtant pas de le regarder d’un très-mauvais œil, s’il le voyait figurer comme le héros même d’un drame, et, à plus forte raison, d’une épopée. »

Honneur à celui qui ne fait fi d’aucun caractère, mais qui, sans répulsion, attache sur chacun impartialement un regard scrutateur et remonte de proche en proche jusqu’aux causes premières. Tout dans l’homme est livré au changement ; en un clin d’œil il naît dans un pauvre cœur un odieux ver qui aspire et absorbe en lui tous les sucs vitaux ; et souvent, non-seulement une large passion, mais un misérable caprice, une absurde fantaisie passagère s’est développée dans un homme prédestiné à de fort grandes choses, lui a fait oublier les devoirs les plus sacrés, et tenir pour saint et grand ce qu’il y avait de plus méprisable au monde. Les passions humaines sont innombrables comme les grains de sable de la mer, et pas une ne ressemble à l’autre : toutes sont petites, accortes et soumises d’abord ; puis, maîtresses enfin de leur homme, elles en deviennent les impitoyables tyrans.

Gloire éternelle à celui qui a su choisir une passion de l’ordre le plus élevé ! Son bonheur sans bornes croîtra, se décuplera à chaque heure, à chaque minute ; il descend, celui-là, de plus en plus profondément dans le paradis de son âme, qui est l’infini : il est heureux.

Mais il est des passions dont l’homme n’a pas le choix : elles sont nées avec lui, et les forces dont il aurait eu besoin pour s’en défaire ne lui ont pas été données. Ces passions sont dirigées d’après un plan supérieur ; elles contiennent en elles quelque chose qui leur parle, les sollicite sans cesse, et ne dure pas moins que la vie même, à laquelle elles sont identifiées. Elles ont, en quelque sorte fatalement, une grande carrière à parcourir ; qu’elles aient à s’y montrer sous un aspect sombre ou comme un brillant