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était amer et injuste au sujet de la danse ; mais il y avait à son injustice une cause dont il ne voulait pas tenir compte : il avait du dépit, non pas contre les bals en général (et celui-ci lui avait même d’abord été fort agréable), mais de ce qu’il avait été tenu en échec par un affronteur, et tout à coup avait été vu sous un aspect des plus fâcheux, des plus équivoques. Sans doute, en y réfléchissant bien, il voyait que le mal n’était pas grand, qu’une sotte apostrophe comme celle qu’il venait d’essuyer là ne tirait nullement à conséquence, surtout quand la grosse affaire, la seule sérieuse, celle des âmes, avait été menée à bonne fin. Mais l’homme est étrange ; ce qui blessait le plus cruellement Tchitchikof, c’était de voir manquer de bienveillance pour lui ces gens-là mêmes dont il faisait peu d’estime, et dont il condamnait si impitoyablement la vanité et la ruineuse élégance. Ceci le dépitait d’autant plus qu’en tournant et retournant la question ainsi réduite, sous toutes les faces qu’elle pouvait présenter, il était amené à reconnaître clairement que le seul auteur de sa confusion n’était autre que lui-même.

Il ne s’emporta point contre sa propre personne, en quoi nous pensons qu’il eut raison. Tous tant que nous sommes, nous avons la même faiblesse, qui consiste dans un peu d’indulgence à l’endroit de notre caractère et de notre esprit ; tous nous aimons mieux, dans les cas de conscience difficiles, chercher sur qui faire retomber notre dépit, sur un valet, sur le voisin, sur un subalterne, s’il nous arrive à point sous la main, sur notre femme, sur notre table qui branle, sur notre chaise qui s’avise de se renverser contre la porte et de s’y briser ; à qui, à quoi ne s’en prend pas dame colère ? C’est ainsi, et bien plus directement, que notre héros trouva son homme, sur qui il déchargea en plein dos toute l’effervescence de son dépit de minuit. Le souffre-douleur pour l’occurrence, ce fut Nozdref, et en vérité, quoique absent et, je crois, plongé dans un profond sommeil, il reçut des avalanches de rudes paroles plus que jamais n’en essuya aucun bailli de son seigneur, aucun postillon d’aucun voyageur expérimenté, d’aucun capitaine, d’aucun général, d’aucun de ces personnages enfin qui, à toutes les vertes expressions