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se passait d’aventure quelque petit micmac, c’était tenu assez longtemps secret, comme si de rien n’en était ; les apparences étaient sauvées, et le mari était préparé de si bonne sorte que, s’il venait à voir ou à entendre, il répondait, à toute question posée là-dessus, un peu sèchement, et parfois ajoutait ce sage proverbe : « À qui cela donne-t-il des éblouissements que la commère cause avec son compère ? » Il est à propos de dire aussi que les dames de la ville de N… se distinguaient, comme beaucoup de dames de Saint-Pétersbourg, par une discrétion et un rigorisme extraordinaires dans l’emploi des mots et des expressions. Pour rien au monde elles n’auraient dit : « Je me suis mouchée, j’ai sué, j’ai craché ; » elles disaient : « Je me suis essuyé le nez, le front, la bouche. » Jamais elles n’auraient commis l’incongruité de dire : « Ces assiettes, ces verres ou ces chandeliers puent, » ni même, en employant un équivalent de puer, par exemple : « ne sentent pas l’essence de rose… » Non, elles disaient : « Voici des assiettes, des verres, qui ne se conduisent pas bien, » ou à l’avenant.

Pour ennoblir de leur mieux notre bonne langue russe, elles rejetaient du discours plus de la moitié des mots de nos dictionnaires ; aussi leur fallait-il continuellement recourir au français, parce que, selon elles, en français, on pouvait, sans inconvénient, se permettre ces mots proscrits du russe et même s’en permettre de beaucoup plus gros.

Voilà ce qu’on peut dire des dames de la ville de N…, en ne tenant compte que des surfaces ; si l’on y regarde plus avant, sans doute on y verra bien d’autres choses ; mais il est très-dangereux d’approfondir les cœurs des dames ; nous nous en tiendrons donc à cette superficie.

Jusque-là les dames avaient peu parlé de Tchitchikof, si ce n’est pour rendre justice à l’incontestable agrément de ses manières ; mais, depuis qu’il passait pour millionnaire, elles découvrirent en lui des qualités plus estimables. Ce n’était pas que ces dames fussent intéressées ; la cause de ce qu’elles éprouvaient était tout entière dans le mot millionnaire ; je ne dis point le millionnaire en personne,