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beaucoup d’aplomb deux jetés-battus et un entrechat. Puis il se mit à la besogne ; il disposa sa cassette en pupitre, et après s’être bien frotté les mains, comme un juge intègre qui, à la suite d’une enquête, aborderait un bon déjeuner, il tira aussitôt ses précieuses notes du fond de la caisse.

Il avait fermement résolu de rédiger et de copier lui-même l’instrument des actes, pour n’avoir rien à payer aux commis. La forme des pièces lui était parfaitement connue. Il écrivit gaillardement en grosse ou écriture d’expédition : « L’an mil huit cent et tant…, » puis en minute : « Nous soussignés un tel, propriétaire de ***, » et enfin tout ce qu’il faut en pareils papiers. En deux heures de temps tout fut bâclé. Lorsqu’ensuite il regarda ces feuilles, il se relut à plaisir les noms des paysans, de ces gens qui en effet avaient été paysans, qui avaient travaillé, labouré, charrié, bu à outrance, et trompé leurs seigneurs en cent façons, ou bien avaient vécu en bons et honnêtes paysans ; et un sentiment jubilatoire, qu’il n’aurait su définir, s’empara de son esprit. Chacune des listes qu’il s’était fait donner par les vendeurs avait un caractère particulier ; et par suite de cela chaque paysan aussi semblait renaître avec son caractère propre et privé. Ceux qui avaient appartenu à Mme Korobotchka avaient presque tous des surnoms et des sobriquets. La liste de Pluchkine se distinguait par l’extrême sobriété de l’écriture ; souvent il n’y avait d’inscrit que les deux ou trois premières lettres suivies de points des noms de baptême de l’individu et de celui de son père. La liste de Sabakévitch frappait par la surabondance des détails en tout genre ; pas une des qualités du paysan n’était omise ; de l’un il était dit : « Bon menuisier ; » aux noms d’un autre il était ajouté : « Très-intelligent, ne boit pas. » Il était dit aussi quels avaient été le père et la mère du sujet, et quelle fut leur conduite. Seulement, à propos d’un certain Fédotof, il était écrit : « De père inconnu ; est né de la servante Capitolina ; il est d’un bon naturel et point voleur. » Tous ces détails donnaient à la chose un air d’actualité incontestable ; on eût dit qu’il était réellement question de serfs vivants et non d’âmes de papier.