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vie de famille, s’évanouirent à jamais de son âme, c’est-à-dire de cette ruine sombre, d’où chaque jour tombait sans retour un fragment chanci de ce que la nature y avait mis dans l’origine.

Il arriva, comme pour confirmer l’opinion de Pluchkine sur messieurs les militaires, que son fils fit une perte aux cartes ; aussitôt il lui écrivit qu’aucune lettre de lui ne serait plus reçue ; que sa personne, s’il se présentait, serait reçue encore moins, et l’épître paternelle se terminait par la plus solennelle malédiction. Depuis ce jour, il s’arrangea de manière à ignorer complètement si son fils unique vivait encore ou s’il ne vivait plus.

Tous les ans on bouchait des fenêtres à sa maison ; à la fin, il n’en restait plus que deux, dont l’une, comme nous l’avons vu, avait des emplâtres de papier à sucre sur les vitres.

D’année en année les principales parties de l’économie tombèrent, faute de surveillance et d’entretien : c’est que l’œil pénétrant de Pluchkine se portait sur les rognures de papier, sur les bouts de ficelle et sur les brins de duvet, et qu’étant seul au monde de son sang, il ne pouvait plus guère s’éloigner de son musée de clous rouillés et de guenilles.

Il était devenu de plus en plus intraitable pour les acheteurs qui se présentaient avec l’intention de lui proposer un prix convenable de ses produits. Tous successivement s’éloignèrent, unanimes à dire que c’était un diable incarné, un gnome, et non pas un homme. Le foin et les blés pourrirent, les meules se métamorphosèrent en un fumier où l’on aurait pu cultiver le chou pour en tirer quelque parti ; la farine, amoncelée sous des voûtes humides, se convertit en pierre, et il eût fallu l’épieu et la hache pour la déloger de là ; dans les séchoirs, vastes halles, on eût craint de toucher du bout d’une perche aux toiles, aux feutres et aux draps, tout cela pouvant contagieusement devenir une avalanche de poussière.

Il finit par oublier lui-même le chiffre des quotités de chaque chose, mais il lui revenait sans cesse en mémoire