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— Nous savons très-bien votre manière de jouer mal ! dit Nozdref d’un air de grande simplicité, et il poussa un pion… mais en même temps son petit doigt recourbé en dessous en avança un autre.

— Oui, oui, il y a bien cinq ans que… eh, eh ! frère, qu’est-ce que c’est que ce farceur qui n’attend pas son ordre de marche ? remets-le donc à sa place.

— Qui ça ?

— Eh ! mais le pion que tu as dérangé avec la manche de ta robe de chambre, je crois. »

Comme Tchitchikof s’expliquait ainsi, un autre pion ennemi, un intrus, un troisième noir, se trouva plongé parmi ses jaunes sans qu’il fût moyen de dire poliment comment Nozdref en trois coups était presque à dames[1].

« Il n’y a aucune possibilité de jouer aux dames avec toi, dit modérément Tchitchikof en se levant de la table ; tu ne sais pas le jeu du tout, tu avances trois pions à la fois, ou bien ils se multiplient dans ton jeu, les pions…

— Comment trois pions ? comment trois pions ? si ma manche a fait un petit dérangement ici, je vais la retrousser… tiens, es-tu content ?… et je remets le pion à sa place. Cela peut arriver, ce semble, à tout le monde.

— Et celui-ci qui est dans mes flancs.

— Où ça ?

— Ici cet intrus, un treizième qui va à dames sans façon.

— C’est possible qu’il aille à dames… mais tu dois pourtant te rappeler…

— Je me rappelle chaque pion joué ; quant à celui-ci, tu viens de l’improviser. Il ne peut avoir de place nulle part dans ton jeu.

— Comment pas de place ! pas de place ! celui-ci est fort ! dit Nozdref en rougissant. Allons, c’est un exercice de composition comme un autre.

  1. Le jeu russe est de douze pions de chaque côté, trois lignes de quatre chacune ; de là chaque pion poussé a une bien autre importance qu’au jeu polonais dont on fait usage en France.