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— Des bêtises ! des bêtises ! nous allons faire une petite banque.

— Fais ta banque toi-même comme tu l’entendras ; moi, je ne peux pas rester ; ma femme est sûrement furieuse contre moi ; il faut que j’aille lui dire tous les détails de la foire ; je lui dois, vrai, je lui dois ce petit plaisir-là. Tu me fais une grande injure que de songer seulement à me retenir.

— Ah ! ta femme, ta femme ! Est-il bon avec sa femme ! La grande affaire, vraiment, que vous avez à traiter ensemble aujourd’hui !

— Non, frère, vois-tu ; c’est une femme si bonne, si dévouée, si sage ! Elle me rend de tels services que, tiens, les larmes me viennent aux yeux… Non, non, ne me retiens pas ; foi d’honnête homme, je pars ; je te le dis en toute sincérité, il faut que je parte !

— Eh ! qu’il parte ! Qu’est-ce qu’il y a à faire de lui ? chuchota Tchitchikof à l’oreille de Nozdref.

— Au fait, c’est bien vrai ! dit Nozdref, moi j’exècre les gens fadasses ! » Et il ajouta en haussant la voix et les épaules : « Bon ! ta femme veut pelotonner sa laine, va lui tenir l’écheveau. Que le diable t’emporte, Fétiouk[1] !…

— Ah ! frère, ne m’appelle pas Fétiouk à propos d’elle ; moi, je lui dois la vie. Elle est si charmante, si bonne, si caressante !… Elle entre dans les moindres détails ; je devrais lui dire tout, tout ce que j’ai vu à la foire… Oh ! excellente, excellente !…

— Eh bien ! va donc la trouver !… Allons, file… mais file donc !

— Je pars, frère ; tu es chez toi ; excuse-moi ; je ne puis

  1. Fétiouk, appellation injurieuse pour un homme ; ce mot dérive du θ des Russes emprunté, dans le Xe siècle, au θ des Grecs. Il parait que décidément cette lettre est regardée jusqu'à ce jour, et depuis bien longtemps en Russie, comme très-inconvenante, bien qu'indispensable en une foule de mots où l’on ne peut pas la remplacer par la lettre russe qui a valeur de l’f latin, encore une lettre d’importation étrangère et fort peu en faveur dans le langage, mais qui, du moins, n'est pas malséante comme le θ d'origine grecque.