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feuilles de laurier et du clou de girofle, puis il jetait des tranches de jambon, des pois, des abatis de volaille et force cannelle ; bref, tout y passait, et il ne s’agissait que de servir chaud : le mets aurait toujours bien une saveur quelconque. Nozdref ne fit aucune attention à ce qui fut présenté en ce genre de produits ; mais il fut, en revanche, doublement attentif au service des vins : on n’avait pas encore donné la soupe qu’il avait déjà rempli deux grands verres devant chacun de ses convives, l’un, de vin de Porto, l’autre, de haut Sauterne. Notez, je vous prie, que c’était du haut Sauterne, car vous saurez que, dans nos chefs-lieux de gouvernement et dans nos villes de district, de mémoire d’homme on n’a vu paraître une seule bouteille de pur et simple vin de Sauterne.

La soupe était à peine absorbée et l’un des verres pleins à peine effleurés, que Nozdref fit déboucher une bouteille d’un madère tel que le feld-maréchal lui-même n’avait rien de meilleur à sa table. C’était, en effet, un madère si plein de feu qu’il brûlait le palais et l’œsophage. Nos marchands, connaissant le goût des seigneurs de la province pour le meilleur madère, ne manquent jamais d’y mêler une bonne dose de rhum, si ce n’est même de vodka tsarienne[1], parfumée au suc brûlé, persuadés qu’ils sont que l’estomac russe supporte tout au monde. Puis Nozdref donna ordre qu’on apportât la fine bouteille de bourguignon-champagnon, et il nous expliqua que ce vin, encore peu connu et très-cher, a le double bouquet du bourgogne et du champagne, s’il est pris à la chaleur de la chambre ; que, tiède, c’est un excellent bourgogne, et que, frappé à la glace, c’est quelque chose, de plus fin que le crément comme pur champagne.

Le libéral dispensateur de ces excellents vins versait avec un zèle infini dans les verres de ses conviés ; Tchitchikof remarqua, sans faire semblant de rien, que le cher hôte ne se versait à lui-même presque rien. Cette observation le mit sur ses gardes, et, dès que Nozdref se tournait vers

  1. Vodka est le nom le plus général de l’eau-de-vie russe.