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toutes les cimes pâlirent par degrés plus près du Mont-Blanc, dont le vaste sein, vermeil encore, brillait sur leurs têtes, et il nous parut même conserver à la fin une teinte rosée, comme on se refuse à reconnaître d’abord la mort de la personne aimée, et à marquer l’instant où le pouls cesse de battre1. Et même alors nous partîmes à regret. Nous trouvâmes nos chevaux à SaintCergue, et, pour que notre plaisir fût complet, la lune se leva et nous éclaira jusqu’à Nyon, tandis que, sur la route, nos esprits, exaltés, recommencèrent à se déployer agréablement, à se récréer, pour être en état de contempler avec un plaisir nouveau, des fenêtres de l’hôtel, le large sillon de lumière flottante que la lune traçait sur le lac tranquille.

Çà et là, dans tout le cours du voyage, on avait beaucoup célébré les merveilles des glaciers de Savoie, et, quand nous arrivâmes à Genève, nous apprîmes que c’était de plus en plus la mode de les visiter ; en sorte que le comte1 fut pris d’une singulière envie de diriger notre voyage de ce côté, d’aller de Genève, par Cluse et Sallenche, à Chamounf, d’en admirer les merveilles, puis de prendre par Valorsine et Trient, pour tomber à Martigny en Valais. Cette route, que suivent la plupart des voyageurs, semblait un peu dangereuse à cause de la saison. Nous allâmes voir à ce sujet M. de Saussure à sa maison de campagne, et nous lui demandâmes conseil. Il assura qu’on pouvait faire le voyage sans difficulté. Il n’y avait point de neige encore sur les montagnes de hauteur moyenne, et, si nous voulions ensuite avoir égard à la température et aux bons avis des gens du pays, qui ne sont jamais en défaut, nous pouvions entreprendre ce voyage en toute sûreté.

Voici la copie d’un journal écrit à la précipitée.

Cluse en Savoie, le 3 novembre 1779.

Aujourd’hui, au sortir de Genève, la société s’est partagée : le comte et moi, accompagnés d’un chasseur, nous sommes partis


1. Il est certain qu’après avoir perdu l’éclat que lui donnent les derniers rayons du soleil, le Mont-Blanc présente, quelques moments plus tard, une légère teinte rosée. Les savants expliquent ce phénomène par la réfraction de la lumière que reflètent les couches supérieures de l’atmosphère. L’observation de Goethe est donc aussi exacte qu’elle est poétiquement exprimée.

2. C’est-à-dire le duc Charle»-Auguste, qui voyageait sous un nom supposé.