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seulement nous avions entendu, » dit le père. On demanda que je lusse les vers encore une fois. Mes yeux étaient restés jusque-là fixés sur le délicieux écrit ; un frisson me courait des pieds à la tête ; Ferdinand vit mon embarras ; il me prit la feuille des mains et fit la lecture. À peine Éléonore lui laissa-t-elle le temps d’achever, et elle tira au sort un nouveau couple. Le jeu ne dura plus longtemps, et le souper fut servi.

Dois-je parler ou me taire ? Est-il bon que je dissimule un jour avec toi, à qui je dis tant de choses, à qui je dis tout ? Dois-je te cacher ce qui a de l’importance, tandis que je t’occupe de mille bagatelles, que personne assurément ne voudrait lire excepté toi seul, qui t’es pris d’une si grande et si merveilleuse prédilection pour moi ? Ou dois-je taire une chose, parce qu’elle pourrait te donner une fausse, une fâcheuse idée de moi ? Non, tu connais mieux ton ami qu’il ne se connaît lui-même, et ce dont tu ne me crois pas capable, tu en jugeras, si je venais à le faire ; si je suis à blâmer, tu ne m’épargneras point ; tu me guideras, tu me conduiras, si mes singularités m’écartaient du droit chemin.

La joie, le ravissement, que me causent les œuvres d’art, quand elles sont vraies, quand elles sont l’expression immédiate et ingénieuse de la nature, font à chaque possesseur, à chaque amateur, le plus grand plaisir. Ceux qui se disent connaisseurs ne sont pas toujours de mon avis ; mais peu m’importe leur science, quand je suis heureux. La nature vivante ne fait-elle pas sur le sens de la vue une vive impression ? ses images ne demeurent-elles pas fixées dans mon cerveau ? ne s’embellissent-elles pas, et ne se plaisent-elles pas à venir au-devant des images de l’art, embellies par le génie de l’homme ? Voici, je te l’avoue, sur quoi reposait jusqu’à présent mon amour de la nature, ma passion de l’art : je trouvais la nature si belle, si belle, si magnifique et si ravissante, que l’imitation, l’imitation imparfaite de l’artiste, m’entraînait presque comme un modèle accompli. Ce sont les œuvres senties, ingénieuses, qui me ravissent. Ce genre froid, qui se renferme dans le cercle borné de je ne sais quelle manière mesquine, quelle misérable application, m’est tout à fait insupportable. Tu vois donc que