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De même que les nuages m’invitaient auparavant à gagner avec eux les pays étrangers, quand ils passaient là-haut sur ma tête, ici, il me semble souvent qu’ils vont m’emporter d’une pointe de rocher, quand ils passent devant moi. Quel désir je sens de me précipiter dans l’espace immense de l’air, de planer sur les effroyables abîmes et de me poser sur un rocher inaccessible ! Avec quelle ardeur je respire à pleine poitrine, lorsque, dans la profondeur azurée et sombre, l’aigle se balance à mes pieds sur les rochers et les bois, et, accompagné de sa femelle, décrit, dans une douce concorde, de grandes spirales autour de la cime à laquelle il a confié son aire et ses petits ! Me faudra-t-il toujours grimper sur les hauteurs, ramper sur les plus hauts rochers, comme sur le sol le plus bas, et, quand j’aurai atteint péniblement mon but, m’y cramponner avec angoisse, frémir à la pensée du retour et trembler de peur de la chute ?

Quelles singulières particularités nous apportons avec nous en naissant ! Quelle vague impulsion se fait sentir en nous ! Que l’imagination et les dispositions corporelles se livrent d’étranges combats ! Voici les singularités de ma première jeunesse qui reparaissent. Lorsque j’entreprends une longue marche, et que mon bras se balance à mon côté, je ferme quelquefois la main, comme si je voulais saisir une javeline, je la lance je ne sais contre qui, je ne sais contre quoi, puis une flèche vole contre moi et me perce le cœur ; je me porte la main sur la poitrine, et je sens une douceur inexprimable, et, bientôt après, je me retrouve dans mon état ordinaire. D’où me vient ce phénomène ? Qu’est-ce qu’il signifie ? et pourquoi est-ce qu’il se répète constamment avec les mêmes images, le même mouvement du corps, la même sensation ?

On me dit encore que les hommes qui m’ont rencontré sont très-peu satisfaits de moi. Je le crois volontiers, car aucun d’eux n’a contribué non plus à ma satisfaction. Sais-je comment il arrive que le monde me pèse ; que la politesse m’est incommode ; que les discours qu’on me tient ne m’intéressent pas ; que les choses qu’on me montre me sont indifférentes ou bien excitent en moi des sensations tout opposées ? Si je vois un