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devais la voir seul et de mes propres yeux, il était bon que cette jouissance me fût accordée si tard.

J’ai franchi au vol, pour ainsi dire, les Alpes du Tyrol. J’ai bien vu Vérone, Vicence, Padoue, Venise ; j’ai vu en courant Ferrare, Cento, Bologne ; j'ai vu à peine Florence. Tel était mon désir d’arriver à Rome, il augmentait si fort à chaque moment, que je ne pouvais plus m’arrêter, et je ne suis demeuré que trois heures à Florence. Me voilà maintenant à Rome et tranquille, et, à ce qu’il semble, tranquillisé pour toute ma vie.

C’est en effet commencer une vie nouvelle, que de voir de ses yeux l’ensemble que l’on connaît en détail intérieurement et extérieurement. Tous les rêves de ma jeunesse, je les vois vivants aujourd’hui ; les premières estampes dont je me souvienne (mon père avait placé les vues de Rome dans un vestibule), je les vois maintenant en réalité, et tout ce que je connaissais depuis longtemps en tableaux et en dessins, en gravures sur cuivre et sur bois, en plâtre et en liège, est réuni devant moi ; où que j’aille, je trouve une connaissance dans un monde étranger ; tout est comme je me le figurais et tout est nouveau. J’en puis dire autant de mes observations, de mes idées : je n’ai point eu de pensées toutes nouvelles, je n’ai rien trouvé tout à fait étranger, mais les anciennes sont devenues si précises, si vivantes, si enchaînées, qu’elles peuvent passer pour nouvelles.

Quand Pygmalion eut formé Élise au gré de ses vœux, quand il lui eut donné autant de vérité et de vie que l’artiste pouvait le faire, et qu’enfin Élise vint à lui et lui dit : « C’est moi ! » que l’être vivant était différent de la pierre sculptée !

Combien aussi il est moralement salutaire pour moi de vivre au milieu d’un peuple tout sensuel, sur lequel on a tant discouru et tant écrit, et que chaque étranger juge à la mesure qu’il apporte avec lui ! Je pardonne à ceux qui blâment et condamnent ce peuple : il est trop loin de nous, et il en coûte trop de fatigue et de frais d’avoir commerce avec lui comme étranger.

Rome, 3 novembre 1786.

Un des principaux motifs pour lesquels je croyais devoir me hâter d’arriver à Rome était la fête de la Toussaint ; car je me disais : « Puisqu’on fait tant d’honneur à un saint tout seul, que