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sur moi m’a conduit à une réflexion particulière. Il est manifeste que l’œil se forme d’après les objets qu’il voit dès l’enfance : aussi le peintre vénitien doit-il tout voir plus lumineux et plus serein que les autres hommes. Nous, qui vivons sur une terre tantôt fangeuse, tantôt poudreuse, décolorée, qui assombrit tous les reflets, et peut-être même enfermés dans d’étroits appartements, nous ne pouvons développer chez nous ce joyeux regard. Comme je voguais un jour à travers les lagunes en plein soleil, et que j’observais sur leurs bancs les gondoliers, aux vêtements bigarrés, ramant et passant d’une course légère, et se dessinant dans l’air bleu sur la plaine verte : j’avais la plus vive et la plus fidèle image de l’école vénitienne. La lumière du soleil relevait d’une manière éblouissante les couleurs locales, et les parties ombrées étaient si claires que, proportion gardée, elles auraient pu servir à leur tour de lumières. Il en était de même des reflets de l’eau verte; tout était clair et peint en clair, en sorte que les flots écumants et leurs flammes étincelantes étaient nécessaires pour mettre les points sur les i. Le Titien et Paul Véronèse avaient cet éclat au plus haut degré, et, quand on ne le trouve pas dans leurs toiles, c’est qu’elles ont perdu ou qu’on les a repeintes.

Les coupoles et les voûtes de l’église de Saint-Marc, avec leurs faces latérales, tout est couvert d’images, partout des figures bigarrées, sur un fond d’or; partout des mosaïques : quelques-unes sont très-bonnes, d’autres médiocres, selon le talent des maîtres qui ont fourni les cartons. J’ai été frappé de l’idée que tout dépend de la première invention, et que c’est elle qui a la juste mesure, le véritable esprit; car, avec de petits cubes de verre, on peut imiter le bon aussi bien que le mauvais, encore ne l’a-t-on pas fait ici avec la plus grande délicatesse. L’art qui donnait aux anciens leurs parquets, qui voûtait pour le chrétien les ciels de ses églises, s’émiette maintenant sur les bracelets et les tabatières. Nos temps sont plus mauvais qu’on ne pense.

Dans le palais Farsetti se trouve une précieuse collection de plâtres des meilleurs antiques. Je ne dis rien de ceux que je connaissais déjà depuis Manheim ou autrement, et je mentionnerai seulement quelques nouvelles connaissances : une Cléopatre