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doliers, qui chantent, sur des mélodies particulières, le Tasse et l’Arioste. Car, ces chants, il faut les commander; on ne les entend pas communément; ils appartiennent aux traditions du passé à demi évanouies. Je me suis embarqué dans une gondole, au clair de lune, ayant un chanteur en avant de moi, l’autre en arrière. Ils ont entonné leur mélodie, en alternant vers par vers. Cette mélodie, que Rousseau nous a fait connaître, est un milieu entre le plain-chant et le récitatif; elle observe toujours la même marche, sans avoir de mesure; la modulation est aussi la même : seulement, selon le sens du vers, on change, avec une sorte de déclamation, aussi bien le ton que la mesure; mais l’esprit, mais la vie, ce que je vais dire les fera saisir. Comment cette mélodie s’est formée, je ne veux pas le rechercher, mais elle convient parfaitement pour un homme oisif, qui prélude à part lui, et qui fait passer dans ce chant des vers qu’il sait par cœur.

Avec une voix perçante (le peuple estime la force avant tout), assis sur le bord d’une île, d’un canal, dans une barque, il fait retentir sa chanson aussi loin qu’il peut. Elle s’étend sur le miroir tranquille. Un autre l’entend dans le lointain : il sait la mélodie, il comprend les paroles, et il répond par le vers suivant; le premier réplique, et l’un est toujours l’écho de l’autre. Le chant se prolonge des nuits entières et les amuse sans les fatiguer. Plus donc ils sont éloignés l’un de l’autre, plus la musique peut produire un effet ravissant. La bonne place pour celui qui écoute est entre les deux chanteurs.

Pour m’en faire juger, ils débarquèrent sur la rive de la Giudecca; ils se séparèrent le long du canal; j’allais et je venais entre eux, en m’éloignant toujours de celui qui allait commencer à chanter, et me rapprochant de celui qui avait cessé. Ainsi me fut révélé le sens de cette mélodie. Comme voix lointaine, elle est d’un effet étrange : c’est comme une plainte sans tristesse; elle a quelque chose d’indéfinissable, qui émeut jusqu’aux larmes. Je l’attribuais aux dispositions où j’étais; mais mon vieillard me dit : E singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando è più ben cantato. Il me souhaitait d’entendre les femmes du Lido et surtout celles de Malamocco et de Palestrine, qui chantent aussi le Tasse sur des mélodies pareilles ou sem-