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Pendant la nuit.

Je reviens de la tragédie et je ris encore : Il faut que je vous conte sans retard cette bouffonnerie. La pièce n’était pas mauvaise : l’auteur a cousu ensemble tous les « matadors » tragiques, et les acteurs ont bien joué. La plupart des situations étaient connues, quelques-unes nouvelles, et tout à fait heureuses. Deux pères qui se haïssent, et, de ces familles divisées, des fils et des filles qui s’aiment de part et d’autre avec passion, et même un couple marié secrètement. Les horreurs et les cruautés se succèdent ; enfin l’unique ressource pour faire le bonheur des jeunes gens est que les deux pères se tuent l’un l’autre, sur quoi le rideau tombe, au milieu de vifs applaudissements. Ils redoublent, on crie fuora, jusqu’à ce que les deux couples se soient décidés à sortir de derrière le rideau, à faire leur révérence et à se retirer de l’autre côté. Le public n’était pas encore satisfait ; il battait des mains et criait : I morti ! Point de cesse, avant que les deux morts se fussent aussi montrés et eussent fait la révérence. Sur quoi, quelques voix crièrent : Bravi i morti ! Ils furent longtemps retenus par les battements de mains ; enfin on leur permit aussi de se retirer. Cette bouffonnerie gagne infiniment pour le témoin oculaire et auriculaire qui a, comme moi, dans les oreilles le bravo ! bravi ! que les Italiens ont toujours à la bouche, et qui entend tout à coup saluer même les morts de ce compliment.

« Bonne nuit ! » C’est là ce que nous pouvons nous dire à toute heure, nous autres gens du Nord, quand nous nous quittons dans l’obscurité. L’Italien ne dit qu’une fois felicissima notte, et cela, quand on apporte la lumière dans la chambre, au moment où le jour et la nuit se séparent, et cela signifie tout autre chose. C’est ainsi que les idiotismes de chaque langue sont intraduisibles, car, depuis le terme le plus élevé jusqu’au plus bas, tout se rapporte aux particularités de la nation, qu’elles résident dans le caractère, les sentiments ou la situation.

Venise, 6 octobre 1786.

La tragédie d’hier m’a appris plusieurs choses. D’abord j’ai entendu comment les Italiens traitent et déclament leurs iambes