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nuent à vivre en face de leurs maîtres comme ils vivaient libres, et, depuis le seizième siècle, où l’action européenne dans le monde oriental a commencé, on ne s’aperçoit pas qu’elle ait le moindrement influé sur les mœurs des tributaires les mieux domptés.

Mais tous les peuples vaincus ne sont pas assez forts par le nombre pour que le maître européen soit disposé à se contraindre. Il en est sur lesquels on a pesé avec toute la puissance du sabre pour aider à celle de la persuasion. On a résolument voulu changer leur mode d’existence, leur donner des institutions que nous savons bonnes et utiles. A-t-on réussi ?

L’Amérique nous offre à ce sujet le champ d’expériences le plus riche. Dans tout le sud, où la puissance espagnole a régné sans contrainte, à quoi a-t-elle abouti ? À déraciner les anciens empires, sans doute, non pas à éclairer les populations ; elle n’a pas créé des hommes semblables à leurs précepteurs.

Dans le nord, avec des procédés différents, les résultats ont été aussi négatifs ; que dis-je ? ils ont été plus nuls quant à la bienfaisante influence, plus calamiteux au point de vue de l’humanité, car, du moins, les Indiens espagnols multiplient d’une manière remarquable[1] ; ils ont même transformé le sang de leurs vainqueurs, qui ainsi sont descendus à leur niveau, tandis que les hommes à peaux rouges des États-Unis, saisis par l’énergie anglo-saxonne, sont morts du contact. Le peu qui en reste encore disparaît chaque jour, et disparaît tout aussi incivilisé, tout aussi incivilisable que ses pères.

Dans l’Océanie, les observations concluent de même : les peuplades aborigènes vont partout s’éteignant. On réussit quelquefois à leur arracher leurs armes, à les empêcher de nuire ; on ne les change pas. Partout où l’Européen est le maître, elles ne s’entre-mangent plus, elles se gorgent d’eau-de-vie, et cet abrutissement nouveau est tout ce que notre esprit initiateur réussit à leur faire aimer. Enfin il est au monde deux

  1. M. Al. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géogr. du N. C., t. II, p. 129-130.