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qu’au contraire, aussitôt que ce fait destructeur existait, le peuple, chez lequel il fallait le constater, ne pouvait manquer de mourir, fût-il le mieux gouverné des peuples, absolument comme un cheval épuisé s’abat sur une route unie.

En prenant la question sous ce point de vue, on faisait un grand pas, il faut le reconnaître, et on se plaçait sur un terrain, dans tous les cas, beaucoup plus philosophique que le premier. En effet, Bichat n’a pas cherché à découvrir le grand mystère de l’existence en étudiant les dehors ; il a tout demandé à l’intérieur du sujet humain. En faisant de même, on s’attachait au seul vrai moyen d’arriver à des découvertes. Malheureusement cette bonne pensée, n’étant que le résultat de l’instinct, ne poussa pas très loin sa logique, et on la vit se briser sur la première difficulté. On s’était écrié : Oui, réellement, c’est dans le sein même d’un corps social qu’existe la cause de sa dissolution ; mais quelle est cette cause ? — La dégénération, fut-il répliqué ; les nations meurent lorsqu’elles sont composées d’éléments dégénérés. La réponse était fort bonne, étymologiquement et de toute manière ; il ne s’agissait plus que de définir ce qu’il faut entendre par ces mots : nation dégénérée. C’est là qu’on fit naufrage : on expliqua un peuple dégénéré par un peuple qui, mal gouverné, abusant de ses richesses, fanatique ou irréligieux, a perdu les vertus caractéristiques de ses premiers pères. Triste chute ! Ainsi une nation périt sous les fléaux sociaux parce qu’elle est dégénérée, et elle est dégénérée parce qu’elle périt. Cet argument circulaire ne prouve que l’enfance de l’art en matière d’anatomie sociale. Je veux bien que les peuples périssent parce qu’ils sont dégénérés, et non pour autre cause ; c’est par ce malheur qu’ils sont rendus définitivement incapables de souffrir le choc des désastres ambiants, et qu’alors, ne pouvant plus supporter les coups de la fortune adverse, ni se relever après les avoir subis, ils donnent le spectacle de leurs illustres agonies ; s’ils meurent, c’est qu’ils n’ont plus pour traverser les dangers de la vie la même vigueur que possédaient leurs ancêtres, c’est, en un mot enfin, qu’ils sont dégénérés. L’expression, encore une fois, est fort bonne ; mais il faut l’expliquer un peu mieux et lui donner un sens.