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sphères idéales où le goût et la mémoire lui offrent la part la plus exquise de son délicat plaisir.

Le nègre ne voit rien de tout cela. Il n’en saisit pas la moindre part ; et cependant, qu’on réussisse à éveiller ses instincts : l’enthousiasme, l’émotion, seront bien autrement intenses que notre ravissement contenu et notre satisfaction d’honnêtes gens.

Il me semble voir un Bambara assistant à l’exécution d’un des airs qui lui plaisent. Son visage s’enflamme, ses yeux brillent. Il rit, et sa large bouche montre, étincelantes au milieu de sa face ténébreuse, ses dents blanches et aiguës. La jouissance vient, l’Africain se cramponne à son siège : on dirait qu’en s’y pelotonnant, en ramenant ses membres les uns sous les autres, il cherche, par la diminution d’étendue de sa surface, à concentrer davantage dans sa poitrine et dans sa tête les crispations tumultueuses du bien-être furieux qu’il éprouve. Des sons inarticulés font effort pour sortir de sa gorge, que comprime la passion ; de grosses larmes roulent sur ses joues proéminentes ; encore un moment, il va crier : la musique cesse, il est accablé de fatigue[1].

Dans nos habitudes raffinées, nous nous sommes fait de l’art quelque chose de si intimement lié avec ce que les méditations de l’esprit et les suggestions de la science ont de plus sublime, que ce n’est que par abstraction, et avec un certain effort, que nous pouvons en étendre la notion jusqu’à la danse. Pour le nègre, au contraire, la danse est, avec la musique, l’objet de la plus irrésistible passion. C’est parce que la sensualité est pour presque tout, sinon tout, dans la danse. Aussi tenait-elle une bien grande place dans l’existence publique et privée des Assyriens et des Égyptiens ; et là où le monde antique de Rome la rencontrait encore plus curieuse et plus enivrante que partout ailleurs, c’est encore là que nous, modernes,

  1. Le mot ku-teta signifie en cafre parler, et en suahili, se battre, parce que l’expression violente et criarde des Africains ressemble à une querelle. (Krapf, Von der afrikanischen Ostküste, dans la Zeitschrift der deutsch. morgenl. Gesellschaft, t. III, p. 317.)