Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

changements successifs d’un idiome ne sont pas, comme on le dit communément, l’œuvre des siècles : s’il en était ainsi, l’ekkhili, le berbère, l’euskara, le bas-breton, auraient depuis longtemps disparu, et ils vivent. Modifications et changements sont amenés, avec un parallélisme bien frappant, par les révolutions survenues dans le sang des générations successives.

Je ne passerai pas, non plus, sous silence un détail qui doit trouver ici son explication. J’ai dit comment certains groupes ethniques pouvaient, sous l’empire d’une aptitude et de nécessités particulières, renoncer à leur idiome naturel pour en accepter un qui leur était plus ou moins étranger. J’ai cité les Juifs, j’ai cité les Parsis. Il existe encore des exemples plus singuliers de cet abandon. Nous voyons des peuples sauvages en possession de langages supérieurs à eux-mêmes, et c’est l’Amérique qui nous offre ce spectacle.

Ce continent a eu cette singulière destinée, que ses populations les plus actives se sont développées, pour ainsi dire, en secret. L’art de l’écriture a fait défaut à ses civilisations. Les temps historiques n’y commencent que très tard, pour rester presque toujours obscurs. Le sol du nouveau monde possède un grand nombre de tribus qui, voisines à voisines, se ressemblent peu, bien qu’appartenant toutes à des origines communes diversement combinées (1)[1].

M. d’Orbigny nous apprend que, dans l’Amérique centrale, le groupe qu’il appelle rameau chiquitéen, est un composé de nations comptant, pour la plus nombreuse, environ quinze mille âmes, et pour celles qui le sont moins, entre trois cents et cinquante membres, et que toutes ces nations, même les infiniment petites, possèdent des idiomes distincts. Un tel état de choses ne peut résulter que d’une immense anarchie ethnique.

Dans cette hypothèse, je ne m’étonne nullement de voir plusieurs d’entre ces peuplades, comme les Chiquitos, maîtresses d’une langue compliquée et, à ce qu’il semble, assez savante. Chez ces indigènes, les mots dont l’homme se sert ne

  1. (1) Voir au second volume.