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honnêtes. Il en est ainsi en effet. Toutefois, pour aller chercher un livre du passé et s’en servir à sa propre amélioration, il faut déjà posséder, sans ce livre, le meilleur des biens : la force d’une âme éclairée. Dans les temps mauvais, témoins du départ des vertus publiques, on fait peu de cas des anciennes compositions, et personne ne se soucie de troubler le silence des bibliothèques. C’est valoir beaucoup déjà que de songer à fréquenter ces lieux augustes, et à de telles époques on ne vaut rien…

D’ailleurs on s’exagère beaucoup la longévité assurée aux productions de l’esprit par la découverte de Gutenberg. À l’exception de quelques ouvrages reproduits pendant une certaine période, tous les livres meurent aujourd’hui, comme jadis mouraient les manuscrits. Tirées à quelques centaines d’exemplaires, les œuvres de la science surtout disparaissent avec rapidité du domaine commun. On peut encore les trouver, bien qu’avec peine, dans les grandes collections. Il en était absolument de même des richesses intellectuelles de l’antiquité, et, encore une fois, ce n’est pas l’érudition qui sauve un peuple arrivé à la décrépitude.

Cherchons ce que sont devenues ces myriades d’excellents ouvrages publiés depuis le jour où fonctionna la première presse. La plupart sont oubliés. Ceux dont on parle encore n’ont plus guère de lecteurs, et tel qui se recherchait il y a cinquante ans voit son titre même disparaître peu à peu de toutes les mémoires.

Pour rehausser le mérite de l’imprimerie, on a trop nié la diffusion des manuscrits. Elle était plus grande qu’on ne se l’imagine. Aux temps de l’empire romain, les moyens d’instruction étaient très répandus, les livres étaient même communs, si l’on en doit juger d’après ce nombre extraordinaire de grammairiens déguenillés qui pullulaient jusque dans les plus petites villes, sortes de gens comparables aux avocats, aux romanciers, aux journalistes de notre époque, et dont le Satyricon de Pétrone nous raconte les mœurs dévergondées, la misère et le goût passionné des jouissances. Quand la décadence fut complète, tous ceux qui voulaient des livres en trou-