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yeux sont constamment en régal ; inconstants, ils n’ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte ; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l’avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.

Et voilà la physionomie de la vie de voyage, et voilà son langage, et voilà ce qu’elle dit à l’imagination de celui qui l’adopte et la sait pratiquer. Malheureusement tout fruit a le vers qui le ronge, et les plus brillantes fleurs de la création ne sont pas sans un venin secret, d’autant plus dangereux que les couleurs de la plante sont plus éclatantes et plus belles.

On a vu comme Lucie avait ressenti d’abord une impression saisissante et joyeuse de tous ces tableaux si variés qui se succédaient sous ses regards ou s’y pressaient à la fois. Si les façons de ces pays nouveaux avaient excité son enthousiasme, elle était entrée avec une curiosité extrême dans les récits innombrables qui lui avaient été faits ; elle s’était enivrée du parfum de tant de révélations singulières, et les êtres humains si différents d’elle-même, qui s’agitaient chaque jour sous ses yeux, faisaient naître à la fois, les uns sa sympathie, les autres son dégoût ; rien pour elle n’était dépouillé d’intérêt.

Les choses en étaient là, quand, une nuit, une idée, une impression suffit pour tout changer en elle. Elle