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plage dépouillée, là un escarpement subit ; des troncs d’arbres charriés et dressant leurs bras mutilés en l’air comme pour crier miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain ; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux ; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d’une forêt qui paraît sans limites : on voit la scène : le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court ; le bateau où sont les officiers le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent ; les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la lumière ; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la présence des lutins ; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes plus grands que le peuple de leurs compagnons.

Morono considérait ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui, proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d’autant le bateau, de se donner le plaisir d’une promenade. Cette idée fut accueillie avec empressement par l’officier espagnol, et les deux compagnons se mirent à marcher dans les hautes herbes,