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d’un pas résolu. Elle avait voulu les suivre, portant une fourche ; ils l’avaient renvoyée de bonne amitié, n’admettant pas de femmes parmi eux, et s’étaient mis à battre au loin la campagne dans la direction du passage de l’arrière-garde ennemie. Elle devait seulement les avertir, dans le bois avant l’aube, si quelque mouvement suspect se produisait autour du village.

Dans cette effrayante solitude la veuve demeurait calme et recueillie. Le monde extérieur n’existait pour ses yeux ni pour ses oreilles : elle se souvenait. Jacques l’avait aimée ; tous deux avaient été heureux là, entre la vieille mère et les jeunes sœurs. Puis, à peine cueillaient-ils les premières fleurs du rosier de noces, que le tambour des grandes levées avait battu. Sac au dos, et pas accéléré ! Ils s’étaient embrassés une dernière fois au bout du jardin, devant le grand hêtre. Jacques riait, tout en s’essuyant les yeux à la dérobée, et disait :

— Que tu es donc bête ! Ne crains rien… J’ai toujours eu de la chance, moi, d’abord ! Je ne veux pas que tu pleures… Pense bien à moi tous les matins et tous les soirs : il n’en faut pas davantage pour me porter bonheur. Souris-moi donc, mignonne ? Je t’aime bien, va ! Tu n’as point de chagrin, dis ? Vois comme je suis tranquille… Allons, encore un bon baiser !

Oui, encore un. Elle lui en envoyait encore d’autres, tandis qu’il longeait la haie d’épines, se retournant, puis s’arrêtant indécis. Advenu à l’extrémité du champ, il obliqua à gauche pour gagner le chemin creux. Ce maudit talus trop élevé, Jaquette ne voyait plus ; elle se mit à courir jusqu’à une brèche : Jacques avait déjà disparu derrière le guéret en pente. Elle l’appela : il était sans doute trop loin pour l’entendre. Elle se hissa sur une grosse pierre, se suspendit d’une main aux basses ramées d’un chêne, afin de mieux voir : rien. Alors elle regarda plus haut, vers l’horizon ; se dit que Jacques allait dépasser la ligne bleue et ne rentrerait pas comme d’habitude à la tombée du jour… Les larmes à ce moment l’étouffèrent, et elle se coucha, sans courage, sur les feuilles mortes. Elle revint le lendemain, et encore les jours suivants, reconnaissant les moindres buissons qu’il avait frôlés ; le bruit doux de ses dernières paroles était encore dans l’air, autour du hêtre : « Je t’aime… encore un bon baiser… » Et, chaque soir, Jaquette comptait tout haut en se déshabillant : Voilà quinze jours, voilà un mois qu’il est parti. Comme elle se souvenait bien de tout cela ! Elle revoyait toute la scène d’adieux : le paquet du jeune homme ballant au bout du bâton ; le petit nuage allongé en fuseau qui passait dans le couchant, derrière les trois ormeaux ; la fourmilière au pied du talus, les touffes d’herbes sèches… Elle revoyait les moindres choses ; et le soldat la visitait chaque nuit, à l’instant des rêves.

Le temps avait marché, laissant Jaquette à sa peine et ne lui apportant rien en échange. Puis, plus tard, des récits de grands massacres d’hommes et de batailles perdues coururent