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danser dans son remous aux environs des Açores n’arrivaient pas à temps sur sa ligne, et tous les fils de mon destin partaient d’un coup sous cette navette impuissante. Tant une Française du Centre est impuissante à faire la besogne de Dieu et doit lui remettre sa tâche !… Que de fois, subitement, mon cœur s’est serré : c’est que je venais de voir, grimpant à un orme en Savoie, le chat sauvage dont la fourrure entourerait le cou du timonier mon sauveteur, ou, immobile au terme de la Dalécarlie (sur le fond de neige je ne voyais que les deux ou trois taches de son écorce), le bouleau qui fournirait le papier du premier Petit Parisien que je lirais à bord.

Le soir, quand je m’endormais, et que je ruminais tous les sauvetages, de nouveaux calculs se posaient, que je ne pouvais non plus résoudre. Un sauvage abordait bien l’île, mais il était dans un canot qui ne pouvait tenir qu’une personne. Un petit sous-marin apparaissait, mais pas un de ses trois hommes qui ne fût indispensable à la manœuvre et pas de place pour un autre. Un ballon atterrissait, avec une nacelle de onze passagers, mais pas un, cette fois, qui ne fût indispensable non au maniement du ballon mais à la vie des dix autres, dans un engrenage plus nécessaire que celui des bielles,