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qui se débattait, qui me becqueta, le livrant enfin en rançon pour un volume que je retirai presque intact, et dont le titre était tel que je restai une minute immobile au-dessus comme sur un miroir : Robinson Crusoé

« Un mendiant ne comprend son infortune qu’en voyant un mendiant, un nègre un nègre, un mort qu’en voyant un mort. Jamais il ne m’était venu à l’idée jusqu’à ce jour, par égoïsme, de comparer mon sort à celui de Robinson. Je n’avais pas voulu admettre que sa solitude effroyable fût la mienne. La vue de cette seconde île ronde comme un ballon d’oxygène au-dessus de mon île m’avait maintenue dans l’espoir. Mais aujourd’hui je feuilletai le livre comme un manuel de médecine sur la maladie qu’on croit soudain la sienne… c’était bien la même… mêmes symptômes, mêmes mots… des oiseaux, des bêtes, un peu de terre entourée d’eau de tous côtés… La nuit tombait, j’allumai deux torches… Seule, seule à la lisière d’un archipel, une femme allait lire Robinson Crusoé.

« Jusqu’au malin je lus, jusqu’à l’heure où les plus grosses étoiles se rassemblent dans un coin du ciel près d’un céleste gagnant, et où mon ptemérops apprivoisé tourne autour de ma tête en cercles égaux comme autour d’une boîte à