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libéré… Je ne pouvais lire le Petit Éclaireur que ligne par ligne, et avec des repos, car la lecture était un supplice pour mes yeux. Tout ce que j’avais pensé jusqu’ici du bien, du mal, tout mon raisonnement, tous mes goûts et dégoûts je les contenais, résolue à donner raison à mon pays. Si mon pays avait attaqué l’Allemagne, surpris sa frontière, violé la Belgique, ce tout petit nerf de mon âme, infime, qui admet qu’on viole la Belgique, je lui permettais soudain de croître. Si les Français avaient pillé, avaient violé, ce déclic dans mon cerveau, — un peu rouillé, — qui approuve le pillage et le viol du Palatinat, je le déclenchais. Si les Français avaient fui, je laissais ce démon de la déroute, cet amour épouvantable des chariots de blessés versant dans la boue, des chiens tués d’un coup de baïonnette par un caporal énervé, ce goût des révoltes contre l’officier qui barre le chemin, je le laissais, ce démon si faible dans un cœur de jeune fille, s’épanouir en moi. Si les Anglais, leur flotte coulée, barraient la mer par des filets et des sous-marins, ce pli du cœur qui permet les naufrages cruels, je l’admettais ; tous ces ferments mauvais, encore minuscules, ils s’opposaient déjà en moi à ces grandes formes pures et tristes, toujours de grandeur nature dans les âmes de jeunes filles, qui sont la