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vain. Sur le corail où je l’avais tiré, étendu et en croix, il me redonnait seulement à la fois l’étalon de ma religion et de ma race. — Parfois, assise à son chevet, je le gardais comme un typhique. Il me redonnait les vieilles mesures d’Occident pour juger ce monde où j’étais devenue la seule norme, le pouce, la coudée, l’aune. Parfois je le caressais au front comme un fiévreux. Sur son visage les ombres, à mesure que le soleil montait, modifiaient à chaque instant ses traits, sans que jamais cependant il ressemblât à quelqu’un que j’aie connu, épuisant les visages d’une série d’humains que je n’avais jamais rencontrée. Il était couvert de tatouages, d’abord indistincts sur son corps bleuâtre, mais que le soleil révéla peu à peu comme une encre sympathique, et je les lisais à mesure qu’ils apparaissaient sur lui. D’abord son prénom et son nom, cela était anglais, cela était le corps de John Smith. Puis son surnom, cela était, pour les dames, le corps de Johnny. Puis une insulte à qui lirait ses tatouages, mais je ne lui en voulus pas. Puis une phrase de la Bible le dédiant à celui qui fait bondir les montagnes, qui calme les cœurs, cela était l’âme de Johnny Smith. Sur son bras gauche, à côté de trois petites ancres en triangle, marques du vaccin qui libère pour toujours de la misère terrienne,