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solitude au cœur même de mon isolement… Ainsi la guerre de son regard avait effleuré l’île, et disparu sur son navire à la dérive, et sans que j’eusse eu besoin de la menacer d’une perche et d’une gaffe, comme j’avais dû le faire pour le couguar sur son radeau !… Et quelle guerre ? Quelles nations à marines avaient plongé pour reparaître là, se battre devant un seul témoin, cherchant à meurtrir à coups de canon leurs grandes ouïes ? En quelle langue disait-on maintenant : Mon fils est mort, mon père est mort ? En quelle langue disait-on : Ils arrivent, ou bien : enfin ils partent ? En quelle langue un bègue envoyé aux nouvelles annonçait-il la… la… annonçait-il que l’armée était… était… enfin, tapant du pied, annonçait-il la guerre ? À mille lieues d’elle, je me sentais redonnée, comme toutes les femmes, à une masse où les hommes ont le droit de choisir. Quelles races de chevaux, de mulets mouraient de misère et de cruauté ? Quelles villes sur des lacs sentaient l’éther et l’iode ? Dans quelles gares les duchesses soudoyaient-elles l’employé de la statistique pour qu’il dirigeât sur leur embranchement des blessés sérieux ? Je promenais la guerre sur la carte du monde, l’essayant à chaque pays comme un couvercle à une boîte longue ou ovale, et, en forçant, elle allait presque à tous. En