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moi, avec cette dignité qui soulève dans Bellac une bourgeoise de la première caste quand apparaît une de la seconde. Un jour aussi je découvris que je perdais la mémoire.

Je n’avais pu résister au désir d’écrire, et le couteau que j’avais ménagé deux ans comme ma seule arme et mon pourvoyeur, j’osai lui faire graver des phrases sur les arbres et dans le roc. Tous les eucalyptus aux angles des allées portaient un nom de rue, assez bas, on aurait pu le lire avec les mains la nuit. Puis, de coraux et de nacres, je composai dans les clairières des mots immenses, mosaïque un peu précaire, que je consolidais de résine, et sur laquelle j’évitai de marcher, mais chaque mètre perdu pour la promenade était gagné pour ma mémoire. L’île fut bientôt couverte de noms propres. Certains, selon le coquillage, brillaient surtout le soir. D’autres, que je croyais des plus indifférents, s’empourpraient soudain sans raison, et voulaient me révéler quelque amitié jusque-là inconnue. J’y trouvais parfois des oiseaux, pris dans la glu et qui luttaient pour leur vie contre une voyelle avide, des martins-pêcheurs pris dans le mot Hugo, des rossignols dans le mot Pape-Carpentier. Ils étaient confondus le matin quand la mousson avait soufflé. Sur la plage, des mots plus solides