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spectres qu’elle nous distribuait comme des imperméables, Geneviève de Brabant à Geneviève, Hagen à moi, Mime au docteur Wolff, mais il suffisait que Geneviève se mît à pêcher à la ligne ou à jouer au croquet pour que l’île fût soudain purifiée de ce qu’elle contenait en histoire, géographie et miasmes légendaires, et qu’elle nous donnât le repos réservé aux jeunes filles de Candie au lendemain de la fête du Minotaure. Jusque dans les promenades à bicyclette le contraste se poursuivait, avec la machine normale de Geneviève et la polymultipliée d’Eva. Ainsi leurs âmes. Je sentais l’affection de Kleist vaciller entre les deux femmes, et il s’étonnait que ce fût avec quelque angoisse, ne se doutant pas, tant chacune en était la fille, qu’il hésitait entre deux pays. Il se demandait pourquoi toutes les grandes formes imaginaires nées sous d’autres climats, Tristan, Parsifal, et tous les dieux normands, venaient mener en Allemagne une existence plus reconnue, plus officielle et plus effective que celle des plus grands Allemands, — et pourquoi tous les grands hommes vivants et réels se précipitaient ou aspiraient à la France comme à un refuge ou à une sanction et souvent aimaient à rendre leur âme d’humain à ce pays qu’on disait privé d’âme de nation, que ce fût Tourgueneff, d’Annunzio, Börne ou Heine… Était-il juste d’appeler cette Allemande véridique et cette Française artificielle, alors que chaque mouvement de l’esprit ramenait celle-ci aux humains de sa taille, et accolait celle-là à des géants et à des spectres ? D’où venait cette rapidité avec laquelle le premier nouveau riche allemand, en érigeant une colonne près d’une source, pouvait créer dans la journée une légende