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m’en récompensait en m’indiquant la meilleure route pour le retour, avec la déclivité exacte des pentes et les empierrements. Mais M. Grane tirait avec insistance ma veste et réclamait la traduction. Il désirait aussi savoir si le général avait vu beaucoup de morts sur les onze millions de tués que la guerre a causés. Cette fois je m’arrangeai pour que ma traduction foudroyât M. Grane. Je voulais rejoindre Geneviève que je voyais apporter en tout lieu du salon sa trace pacifique, ajustant les cadenas des cantines, remettant droit les tableaux où les chamois reprirent par contre une position difficile, essuyant le verre des portraits de Bismarck, de Moltke, de Roon, que Ludendorff entretenait autour de lui comme des miroirs (je ne savais ce qu’il pensait de Ludendorff), rapetissants ou grossissants, et que j’entendais répondre à Kleist qui lui demandait si elle s’entendait avec son mari bavarois : — Nous nous entendions bien, si ce n’est qu’il employait le mot « distingué ».

— M. Grane, a dit le général, ne vous y trompez pas. Des centaines de milliers d’Allemands, au fond d’eux-mêmes, envient et admirent la France de n’avoir pas soufflé brusquement, comme les autres peuples, sur le château de la guerre. Elle conserve une armée, c’est-à-dire ce qui d’une nation s’est soudain coloré à l’approche de la guerre de couleurs superbes, orné journellement d’éclairs magnifiques à peine prévus dans la paix le 5 ou le 14 juillet, entouré de fracas mystérieux, au milieu d’une tourbe terne et sans génie. Elle conserve une armée glorieuse, c’est-à-dire l’élément immortel qui, de tous les tourments, de toutes les mutilations, est sorti le visage rayonnant et le corps