Page:Giraudoux - Amica America, 1918.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.
66

Rogers est astigmate, il a deux grosses lunettes d’or à verres dissemblables et il vous pose toujours, aussi, deux questions différentes à la fois. Oui, je l’ai vu. Une fois, au Luxembourg, l’été : il entrait dans le jardin irréel, peuplé de Parisiens fantasques et tendres, et ceux qui se sentaient trop lourds pouvaient acheter de petits ballons à la porte. Une autre fois, chez un ami qu’il avait recherché l’avant-veille, sans le trouver, et il avait laissé un distique, — la veille, et il avait laissé un sonnet. Mon ami se laissa surprendre au lit le troisième jour, sinon il aurait eu au moins une ballade.

— A-t-il souffert ? Avez-vous lu ses derniers vers ?

Car Rogers recueille aussi le dernier poème de tous les poètes tués. Il recueille même leurs dernières lettres en prose, où parfois, comme les armes d’un guerrier qui s’habille dans son appartement, deux mots par hasard se heurtent, riment, et l’on tressaille. Dernière lettre écrite à une tante entre les deux derniers poèmes, où malgré eux ils emploient le nom poétique, l’autre ne venant plus, où ils disent « les coursiers », les « pleurs », le « glaive », et se voient contraints d’être un peu ironiques. Derniers poèmes où presque tous voient la mort ; et comme elle devait les surprendre, exactement : Seeger comme une amie envieuse à un rendez-vous. Dollero comme un orage avec trois oiseaux, Blakely comme un monstre sans tête — et où Brooke seul prévit tout à contresens. Pauvre Brooke en effet qui nous disait à tous : — Si je meurs, songez que dans une terre étrangère, toujours il y aura un coin de notre terre, qu’une poussière plus riche que la terre y sera