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vois déliée de je ne sais quels anneaux, Gladys, vous qu’encadraient toujours nos corps et nos pensées ; pour la première fois, vous m’apparaissez seule, libre, vos cheveux sont flottants, votre tunique s’ouvre ; c’est en face de vous que je songe à me mettre et non plus à votre côté droit, le gauche occupé par Leslie. Vous voilà à la poupe, me voilà à l’avant de notre canot à trois places, vous gouvernez, je pagaye, une mort unique le prive de tous ses passagers… Vous rappelez-vous ce jour sur le Charles River, où il vous reprochait de parler du printemps avec les mots qui servent pour le soleil ? Devant moi aujourd’hui le printemps se lève, Gladys. Je vous écris de la cantine de Cusset, au bord d’un ruisseau, dans ce qui était un parc, et l’on a cloué une planchette, pour en faire une table, sur le tronc de chaque arbre coupé. À droite, une Américaine donne à ceux qui veulent manger ; à gauche, une Française à ceux qui veulent boire. Des soldats s’installent au centre : c’est, bienheureux, qu’ils ont à la fois faim et soif. Je n’ai que faim. De loin je vois, me souriant sans m’approcher, la fille du pays dont je foule présentement le sol, que je viens défendre, et de près, — si je veux je la toucherai, — la fille de ma patrie lointaine. Alors je pense à vous, minuscule, sur une petite Amérique, je vous souris, j’allume votre pipe, j’attends, comme un enfant, que le printemps se couche.

Vous êtes froissée, Gladys, d’entendre parler du printemps dans la première lettre que je vous écris de la guerre. Mais à mes pieds, découpée par un rayon, je vois soudain