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voyait enfin étendus sur nos chaises, face à lui, et même le visage ensoleillé ; et il devait nous quitter, c’est la vie, au moment juste où il aurait pu nous comprendre. Le soleil était si éclatant au-dessus de la France, qu’à part une femme aux yeux protégés à la fois par des jumelles, des lunettes noires, des larmes, il fallut renoncer à la voir disparaître. Déjà chaque passager était doublé d’un de ces compagnons de traversée que la Compagnie dispose par avance dans le bateau, en nombre égal au nombre des voyageurs, et qu’après l’arrivée jamais l’on ne revoit. Le mien s’appelait Bordéras, et toujours, quel que fût le sujet de vos pensées, il parlait du sujet contraire :

— Que les couchers de soleil sont beaux sur la mer, était-il en train de me dire.

D’ailleurs, le coucher du soleil vint aussi. De grandes vagues plates se succédaient, pourpres ; l’angle de l’une se recourbait soudain, une page était cornée pour nous dans un livre encore inconnu. Le mousse lavait les bouées ; on pourrait les jeter aux noyés sans se salir les mains. À la place exacte où se croisaient le reflet du soleil et l’onde de la T. S. F., l’opérateur illuminé notait la hauteur de l’Alpe escaladée la veille par les Italiens. Puis les oiseaux de mer se couchaient dans la mer. La femme en pleurs s’attristait d’apprendre que, pour la première fois depuis son lancement, le bateau n’avait pas d’enfant à bord, et soudain s’en réjouissait. Le mousse quêtait par ordre les cigarettes allumées, les jetait par dessus le bastingage, et signalait aux