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ne réussit mieux que les beaux vers et les bonnes actions. Il n’est que les méchantes âmes et les méchants poètes qui osent affirmer le contraire. Pour mon compte, l’expérience m’a enseigné que l’abnégation est tout profit pour celui qui l’exerce, et que le désintéressement est une fleur de luxe qui, bien entretenue, peut rapporter des fruits savoureux. J’ai rencontré la fortune en lui tournant le dos ; j’aurai dû à lady Penock les soins touchants et l’amitié précieuse de madame de Braimes, et pour peu que ce système de rémunération continue, je finirai par croire qu’en me précipitant dans le gouffre de Curtius, je tomberais sur un lit de roses.

Le fait est que j’étais ruiné : mais qui m’aurait pu voir en cet instant n’eût pas craint d’affirmer que je ployais sous le coup inespéré d’une félicité sans bornes. Il faut tout dire, Edgard. Je me représentais les transports de Frédéric et de sa femme en voyant comblé jusqu’au bord l’abîme où allait s’engouffrer leur honneur ; mais ce n’étaient pas seulement ces douces images qui me plongeaient dans une folle ivresse. Le croirez-vous ? ce qui m’enivrait autant et plus peut-être, c’était le sentiment de ma ruine et de ma pauvreté. Depuis longtemps je souffrais de ma jeunesse inoccupée ; je m’indignais du prosaïsme de mon existence. À vingt ans, je m’étais assis paisiblement dans une position toute faite ; pour conquérir ma place au soleil, j’avais pris la peine de naître ; pour cueillir les fruits de la vie, je n’avais eu qu’à y porter la main. Irrité du calme où se traînaient mes jours, ennuyé d’un bonheur trop facile et qui ne m’avait rien coûté, j’appelais, je cherchais des luttes héroïques, des rencontres chevaleresques, et ne les trouvant pas dans une société compassée où les grands intérêts ont remplacé les grandes passions, je rongeais mon frein en secret et je pleurais sur mon impuissance. Eh bien ! mon heure était venue ! j’allais mettre à l’é-