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concilient les deux moitiés de l’histoire[1]. Rome seule pouvait tenter cette paix audacieuse. Seule, dans son éternité, elle pouvait offrir le spectacle incomparable de cette fusion d’éléments, l’antiquité et l’Évangile, christianisme et paganisme, art et raison, foi et beauté.

Cette combinaison sublime était-elle solide ? Est-ce que ses éléments instables, réunis par la volonté d’un pape de génie et d’un artiste unique, ne devaient pas tendre bientôt à se dissocier ? Le merveilleux mirage n’était-il pas fatalement condamné à s’évanouir ? Admirons-le, tandis que nous l’avons sous les yeux ! Crions comme le héros de Gœthe à l’instant qui passe : « Arrête ! tu es si beau ! » Mais à ce mot Faust tombe mort, et de même va s’abîmer — dans quelles tempêtes, vous le savez — l’œuvre magnifique et bienfaisante dont je viens d’essayer de retracer l’histoire.




  1. On retrouve la même idée, sous une forme différente, dans un chef-d’œuvre de Titien, sa belle estampe de 1508, le Triomphe de la Croix. Sur ce thème et sur ses imitations françaises (gravures, vitrail de Brou, etc.), cf. Mâle, l’Art religieux à la fin du moyen âge, p. 297 et suiv. Titien lui-même n’a fait que reprendre et traiter avec sa force souveraine une gravure, aujourd’hui perdue, de Botticelli (Cf. Vasari, t. III, p. 317). On est surpris que Gruyer n’ait rien dit à ce sujet dans son étude sur les Illustrations de Savonarole : car c’est de Savonarole que procède ce motif grandiose, et aucun de ses livres n’a eu tant d’influence sur l’art que son Triumphus crucis. Ce traité, imprimé en 1497, est un essai d’apologie rationnelle du christianisme, à la manière large de Leibniz et de Bossuet (cf. Villari, loc. cit., l. IV, ch. iv). Le livre s’ouvre (ch. ii) par une vision épique. Le Christ apparaît sur un char, sorte de carroccio pareil au char d’Aminadab, attelé du quadrige des animaux de l’Apocalypse, et poussé aux quatre roues par les quatre Pères de l’Église. Devant, des anges portent la croix, les trophées de la Passion. Adam et Eve ouvrent la marche, suivis en foule par les patriarches, les rois, les prophètes, les Sibylles, Noé brandissant l’Arche, Moïse secouant les tables de la Loi, parmi les éclats des fanfares, le flottement des oriflammes, des bannières et des étendards ; derrière le char viennent les apôtres, les confesseurs et les martyrs. L’histoire de l’humanité est représentée ainsi comme une marche triomphale. On reconnaît ici, chez l’ennemi de la Renaissance, la grande idée de la Renaissance, le génie de la « gloire », les Triomphes de Dante, de Pétrarque et de Mantegna.