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Voici en peu de mots un aperçu du livre. Poliphile amoureux de Polia, s’endort en « fantasiant » au pied d’un hêtre, et se met à rêver qu’il part à sa recherche. Il s’égare dans une forêt et finit par trouver, à l’issue d’une gorge étroite, un portique grandiose. Description du portique : pyramides, obélisques, cippes, exèdres, ruines éparses ; nature des colonnes, mesure des bases et chapiteaux ; architraves, corniches, frises, astragales, bucrânes, etc. C’est Vitruve commenté et mis en action. Voici maintenant du Pline ou du Pausanias : description d’un cheval de bronze[1], d’un colosse gigantesque, d’un élé-

    luxe décoratif affecte surtout certains morceaux, comme la description de l’aurore, au début, qu’on cite toujours — à tort — comme donnant la note de l’ouvrage. Cf. Symonds, loc. cit., p. 190. Je ne nie pas que cette recherche ne rende la lecture par moments fatigante ; mais il ne suffit pas de la taxer de mauvais goût. Il y a des époques où le public sait gré aux auteurs qui se piquent d’être « difficiles ». C’est sans doute que ces auteurs s’efforcent de donner à la langue une valeur artistique qui lui manquait encore. On leur fait un mérite d’exiger un effort pour être compris, et de s’adresser à une élite : « Non hic res sunt vulgo expositæ et triviis decantandæ ». Ce sentiment aristocratique de l’art et de la beauté, cet Odi profanum vulgus, sont un des aspects essentiels de la Renaissance, un de ses vices, si l’on veut, mais un de ses traits les plus profonds. C’est encore en ce sens que le livre de Frà Francesco est bien le reflet de son siècle.

  1. Voici cette magnifique description du cheval : « En cette place, à dix pas ou environ de la porte, y avoit un cheval de cuivre, merveilleusement grand, avec deux aelles estendues : le pied duquel contenait cinq pieds en rondeur sur le plan de sa base (son sabot mesurait cinq pieds de circonférence). La longueur de la jambe, depuis la pince de la corne jusque sous la poitrine, estoit de neuf pieds. La tête haute et relevée, comme s’il fust esgaré, sans frein ni bride, avec deux petites oreilles, l’une droite sur le devant, l’autre en arrière ; les crins longs, ploiés en ondes et pendants du côté droit. Dessus ce cheval et autour de lui, étaient feints plusieurs petits enfants qui s’efforçoient le chevaucher, mais un seul d’entre eux ne s’y pouvoit tenir pour sa grande légèreté et prompt maniement (per la sua soluta velocitate e dura succussatura) : par quoy les aulcuns tomboient, les autres estoient prêts de tomber ; maints y en avoit de trébuchés, qui taschoient de remonter. Vous en eussiez vu qui s’empoignoient aux crins, et tels estoient chus sous son ventre qui montroient se vouloir relever… Et n’avoit ce cheval été encores chevauché. » Trad. Jean Martin, f° 7 v°. Rapprocher de ce morceau, digne de l’Anthologie, les statues équestres, ou, comme on disait, les « chevaux de bronze » que s’essayaient à fondre les sculpteurs florentins : le Gattamelata de Donatello à Padoue (1447), le Colleone de Verrocchio (1488) et le fameux modèle du monument Sforza, de Léonard, à Milan (1493). Cf. Frà Luca Pacioli, De divina proportione, édit. Winterberg, Vienne, 1889, p. 33.