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plus tard avec toutes les grâces de sa prose chatoyante, et qui de là s’est répandu et réédité mille fois sous des

    sonne n’était tolérant : on ne s’étonnait pas de l’intolérance des autres. Saint François au contraire est profondément incompris. Qu’on lise Henri Estienne, Agrippa d’Aubigné (la Confession de Sancy), Jurieu, Bayle (qui cite tous ces auteurs dans les notes de son Dictionnaire) : ce qui les scandalise, c’est tout ce qui nous charme ; c’est « ma sœur l’hirondelle » et « mon frère le faucon », c’est le délicieux épisode de la « famille de neige » ; c’est, en un mot, l’exquise nature poétique de saint François.

    On ne peut d’ailleurs reprocher bien vivement cette inintelligence aux polémistes protestants. Devant de pareils traits, les catholiques eux-mêmes n’étaient pas moins embarrassés. L’auteur de la réponse à l’Apologie de Jurieu, Ferrand, ne sait trop comment excuser ces folies. Bossuet seul, avec son merveilleux lyrisme, a dit là-dessus le mot juste ; il échappe assez à son siècle pour comprendre saint François, comme il a compris saint Bernard. Il n’en est pas moins vrai que cette hostilité, cette attitude critique et sèchement rationaliste, paraissent inhérentes à l’esprit « genevois ». Les calvinistes les ont léguées aux encyclopédistes. Le vénérable Edmond Schérer ne pardonnait pas à saint François d’ignorer l’économie politique. Il tance vertement Renan de ses préférences inexplicables pour ce « mendiant » et cet « aliéné » ; et il le gourmande d’importance sur le goût qu’il affiche pour ce que Schérer, sans complaisance, appelle les « facéties du stigmatisé » [Cf. Edmond Schérer, au t. IV des Études de littérature, et T. de Wyzewa, Nos maîtres, article sur la Vie de saint François de M. Sabatier].

    Nous sommes revenus de ces injustices. Nous le devons sans doute à l’école romantique, l’école du néo-christianisme à la Chateaubriand. (Voir, dans les Mémoires d’Outre-tombe, édit. Biré, t. V, p. 228, une page datée de 1829 ; et surtout, t. VI, p. 361 et suiv., l’admirable morceau, du 6 octobre 1833, où se trouve dégagée toute la poétique du sujet. Cf. Stendhal, Rome, Naples et Florence, 3e édit., 1826, t. II, p. 161.) L’initiateur du mouvement paraît bien être ce puissant Görres, le Chateaubriand de l’Allemagne, « plus redoutable que trois armées », disait Napoléon. Il faisait partie du groupe des Schlegel, des Boissérée, lié par tant de côtés au cercle des Nazaréens, à ce couvent d’artistes bien intentionnés dont le maître, Overbeek, a peint à la Portioncule un si pauvre Miracle des roses. La brochure de Görres, Saint François le troubadour, parut en 1828. C’est la première fois que le saint patriarche se trouvait réhabilité et compris comme poète, et qu’on donnait son rang au Cantique du soleil parmi les monuments du génie italien. Cette brochure fut traduite dès 1833 dans la Revue Européenne.

    Peu après paraissaient en France, en 1836, l’étude charmante d’Armand Rio sur l’Art chrétien en Italie (à laquelle Ruskin doit tant), et le livre fécond de Frédéric Ozanam sur les Poètes franciscains en Italie au XIIIe siècle (1850), livre qui enchantait Renan à sa sortie du séminaire. Et Renan lui-même, à l’égard de saint François, n’est originairement qu’un romantique de cette école. De toute cette poésie résulte parfois, il faut le dire, un peu de vague sur la personne de François. On finit par en faire une figure à peine chrétienne, fantôme inoffensif, dénué de substance, n’ayant qu’une existence toute littéraire et artistique, — dernière édition de Jocelyn ou du Vicaire savoyard. Méfions-nous !