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une modestie qui n’est plus guère dans les mœurs des inventeurs ; on est dur aujourd’hui pour Alain de la Roche. Quand on ne le traite pas comme un fourbe, c’est qu’on l’excuse comme un malade ; et s’il n’est pas un imposteur, c’est un irresponsable. On n’ose plus imprimer ses visions qu’en latin. Elles n’offrent pourtant rien de scandaleux, si ce n’est une intimité, une privauté caressante, tendre, enfantine, avec le Ciel, qui sont choses familières à presque tous les mystiques, et qui ne devraient déplaire qu’au rigorisme janséniste[1].

Alain mourut fort ignoré au fond de l’Allemagne, à Rostock, en 1475. Cependant, sa création se répand avec la rapidité de l’aigle. Elle consiste, comme chacun sait, dans la récitation du « psautier de la Vierge » : cent cinquante Ave Maria partagés en dizaines, un Pater avant chaque dizaine et le Gloria à la fin. De plus — et c’était là tout le sens de l’exercice, — chaque dizaine consacrée

  1. Holzapfel, loc. cit. ; — cf. Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, édit. Ristelhuber, t. II, p. 239. Cette page est un modèle de grossièreté. Les fiançailles mystiques d’Alain avec la Vierge, l’anneau de ses cheveux qu’elle lui passe au doigt, son lait dont elle lui donne à boire, tout cela devient, pour cet esprit bourgeois, une sorte de fabliau trivial, une scène du Mesnagier de Paris. Ces images de rafraîchissement céleste sont fréquentes chez les mystiques. On connaît l’admirable tableau de Murillo où quelques gouttes du sein de la Vierge jaillissent sur les lèvres de saint Bernard. Un trait semblable se lit dans la Vie de Suso. L’auteur raconte comment la Vierge étancha sa soif d’une manière divine. « La même nuit, ajoute-t-il, elle apparut encore à un autre serviteur de Dieu, qu’elle pria d’aller trouver frère Henri pour lui dire de sa part : « Jadis, j’ai allaité saint Chrysostôme enfant, je l’ai pressé dans mes bras, je lui ai permis de se suspendre à mon sein, de goûter mon lait virginal. Je t’ai fait la même grâce cette nuit, et pour gage de cette faveur, tout ce que tu diras sera plus fervent et plus pur. » Alors frère Henri s’écria : « Que bénie soit la source divine qui s’élance sans cesse du sein de Dieu lui-même ! Que bénie soit la mère de toutes les grâces, qui a daigné accorder un si grand bienfait à son indigne serviteur ! » Œuvres du Bienheureux Suso, trad. Cartier, 1878. p. 57-58.

    Il ne faut pas se lasser de protester contre la vulgarité des interprétations qui souilleraient de si charmantes pages, détruiraient cette poésie. Les gouttes du lait de la Vierge étaient, au moyen âge, une relique presque comparable aux gouttes du Précieux Sang. Le peuple ne voyait là nulle idée indécente, et c’est sans fausse pruderie comme sans inconvenance que l’Allemagne donnait à un de ses vins parfumés le nom de Liebfraumilch.