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tant. Faut-il toutefois se plaindre et, avec quelques dilettantes, taxer d’abaissement du goût ce progrès de sentimentalité ? C’était l’opinion de Renan, qui retrace en ces termes l’évolution dont je vous parle.

Les symboles consacrés à exprimer l’incarnation du Fils de Dieu et sa carrière terrestre deviennent d’une déplorable trivialité. C’est vers les scènes de la Passion et de la mort que se portent surtout les méditations de la piété…

Le Christ byzantin, si conforme à la pensée évangélique du Fils de l’homme, apparaissant en juge dans les nues, au milieu des douze apôtres prêts à juger les tribus d’Israël, est entièrement passé de mode. Ce n’est plus le fait idéal, la grande apocalypse finale, c’est le crucifiement, c’est le fait historique, qui préoccupe la conscience chrétienne. Dès le xie siècle, il y a dans toutes les églises un grand crucifix de bois entre la nef et le chœur. Rien n’a plus contribué que cet usage à pervertir le goût et à détourner l’imagerie chrétienne de sa source antique. Jusque-là, le Christ crucifié n’apparaît guère, ou bien, si on le trouve, il est vêtu en roi, couronné dans sa gloire et son repos divin. Villart de Honnecourt a déjà une étude de crucifixion qui rappelle le Christ « homme de douleurs », des époques modernes. Même dans la représentation de la Trinité, le Christ est crucifié. Le Père, assis, tient la croix entre ses bras[1]. Le XVe et le XVIe siècles marchent de plus en plus dans cette voie : les Ecce homo, les « Dieux de pitié », les crucifix, les descentes de croix, les Christ au tombeau, se multiplient sous le pinceau et le ciseau. Peu à peu, on enlève au Christ son

  1. En effet, le moyen âge, non content d’avoir associé la Vierge à la Passion, veut y associer Dieu lui-même. Il humanise l’Eternel, lui fait en quelque sorte, par sa paternité, partager l’Incarnation. Il mesure les souffrances du Christ et suit leur retentissement jusqu’au sein de l’Infini. Il invente ce genre de Pietà où Jésus paraît mort sur les genoux du Père : tel est, par exemple, le délicat tondo du Louvre, attribué à Jean Malouel. C’est ainsi que Durer représente la Trinité dans son chef-d’œuvre de Vienne. Greco, dans un beau tableau de Madrid, montre également cette tragédie qui déchire le sein de la Divinité. Cf. Didron, Histoire de Dieu, 1843, fig. 144-146 ; Mâle, loc. cit., p. 140 et suiv. (L’auteur montre que l’idée vient de l’Arbor crucis de saint Bonaventure.)