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résout en une suite de scènes, et quels effets il tire de leur continuité. C’est ici que le xve siècle vient reprendre les choses. Dans cette série d’épisodes, il choisit à son tour ; de tous ces moments successifs, il en arrête un, il l’isole avec un instinct profond du pathétique, et concentre dans un instant, un groupe, une figure, la somme d’émotion éparse dans tout le reste. D’épique ou de narratif, l’art tend à devenir « lyrique ».

C’est ainsi que le xve siècle a créé deux des thèmes les plus saisissants et les plus simples de l’art chrétien. En tête de la Petite Passion d’Albert Durer, on voit une image émouvante. Le Christ est assis, seul, nu, las, sur un tertre, la tête ceinte d’épines et le front dans la main, courbé et replié dans une songerie profonde. Ses cheveux défaits plongent son visage dans l’ombre. Une grande croix de rayons apparaît par derrière en guise d’auréole, comme une aurore boréale de lugubre présage. C’est le Schmerzenmann, l’homme de douleurs, que l’artiste place en frontispice au drame de la Passion, comme le sommaire, l’élixir de tout ce qui va suivre : « Dites s’il est misère égale à ma misère[1]. »

On a souvent pris cette figure pour un Ecce homo : c’est une erreur. M. Mâle a montré qu’il s’agit d’une scène toute différente. Souvent, aux pieds du Christ assis, on remarque une tête de mort ; ce détail désigne le Calvaire[2]. Dans les Mystères, avant l’instant de la Cru-

  1. Le Christ assis de Durer représente un état transformé du motif : ses pieds et ses mains sont percés ; il a déjà passé par la mort ; l’auteur traite l’image comme un symbole tout idéal, à peu près comme un Christ de Pitié. Un admirable exemple du thème primitif est la touchante statue de l’église Saint-Nizier, à Troyes. Voir également la tête en pierre peinte, si triste, acquise récemment au Louvre. (Koechlin et Marquet de Vasselot, La sculpture à Troyes au XVIe siècle, 1900, p. 118 et fig. 30).
  2. Ce crâne est celui du premier homme. Une tradition très ancienne veut que la croix du « nouvel Adam » se soit dressée sur le lieu même de la sépulture du premier ; le Christ efface Adam ; la vie annule la mort. C’est le pendant de la Légende de la croix, où l’instrument de la faute devient