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coûtent plus de vies que cent batailles, mériteraient d’attirer, plus qu’elles ne font à l’ordinaire, l’attention des historiens. La peste n’épargnait ni l’âge ni le sexe. C’est toutefois la jeunesse qu’elle frappait de préférence[1]. On vit cette chose inouïe : l’humanité soudain décapitée de sa fleur. Deux générations entières furent supprimées. Il y eut une lacune, un hiatus dans l’histoire.

Les conséquences furent immenses. L’Angleterre changea de langue : la langue des barons, le français recula, fut noyé dans l’idiome maternel. Partout les constructions furent arrêtées en plein essor. Dès lors on vit pendre sur les villes les gigantesques échafaudages et les tours foudroyées des Strasbourg incomplètes et des Cologne interminables :

… Pendent opera interrupta niinaeque
Murorum ingentes…

Cette déchirure des temps marque la fin du moyen âge. La féodalité ne s’en releva pas. Qu’on se rappelle les revers qui bouleversent alors l’Europe : le Grand Schisme, Crécy, Poitiers, les ravages et les catastrophes de la Guerre de Cent ans ; l’Empire affaibli et dissous, et mille petites tyrannies s’installant dans ses ruines. Il semble, devant les désastres de cette calamiteuse époque, voir toutes les forces de l’univers s’attaquer à la fois à quelque mystérieux changement de décor ; la mort elle-même n’en semble que la plus active ouvrière ; elle opère on ne sait quelle sinistre besogne : comme si, pour reprendre les paroles de Littré, la nature, quand elle veut liquider une situation et balayer un ordre de choses,

  1. « Tanta mortalitas hominum utriusque sexus, et magis juvenum quam senum, quod vix poterant sepeliri. » Continuat. Guill. de Nangis, t. II, p. 212.