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de spectres noirs : mais quelle grandeur ! Quelle passion démesurée ! Et déjà quelle faiblesse, quelle petite figure exténuée, gémissante, a le Crucifix de Giotto à l’Arena de Padoue ! De plus en plus, on se propose de regarder les choses par où elles nous sont permises, non plus du point de vue inabordable de Sirius, mais sous l’aspect de la vie, sous le jour de l’humanité. Le Christ redescend sur la terre. Nous l’y voyons comme l’un de nous aller, venir, s’asseoir, manger, dormir, et vivre l’humble vie des enfants des mortelles. Ce que l’art d’autrefois considérait de loin, comme à travers une lentille qui dépouille l’objet de son enveloppe et le prive de ses rayons, désormais sera vu de près, surveillé avec attention, couvé de l’âme et des yeux ; on ne voudra rien perdre d’une réalité si précieuse. L’ancien art s’exprimait brièvement, une fois pour toutes : une seule image lui suffisait pour formuler une idée dans une proposition unique, à mine de théorème. Dix scènes, toutes fourmillantes de vie et de personnages, n’épuiseront pas le contenu de la nouvelle méthode : car il ne s’agit plus d’énoncer un axiome, mais de traduire des émotions.

C’est là le triomphe de l’auteur des Méditations. Ce que les Évangiles résument d’un trait sommaire, il y insiste, il l’analyse, le décompose en une série de tableaux successifs, que les peintres n’ont plus qu’à réaliser en images. Il note chaque détail, chaque geste, pose le décor, indique la place des accessoires, fait mouvoir tous ses personnages, ou plutôt les voit se mouvoir : on dirait qu’il est là et enregistre à mesure. Tout se passe comme devant ses yeux. Mille scènes, dont chacune est une merveille d’idée et de composition plastique, viennent enrichir le récit succinct des synoptiques. L’auteur sait une foule de choses que Marc et que Matthieu ignorent. Il sait que la croix était faite d’un bois