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perdue depuis. Les bords, moins rigides, conservaient une espèce de perméabilité qui permettait en quelque sorte la respiration morale. Qu’avons-nous fait en repoussant ces éléments de liberté ? Nous avons rendu plus étroites les limites de notre prison. En vain notre esprit bat de l’aile, cherche une issue le long des voûtes inexorables. Son vol blessé retombe, et l’oiseau palpite abattu sur la pierre qui le froisse.

Je ne puis qu’entre-bâiller la porte translucide, la porte de corne qui ouvre sur le rêve médiéval. Ce qui surprend, encore une fois, c’est l’apparence toute réaliste, le naturel de ces prodiges. Rien n’est plus curieux à lire que le journal des Subtiliennes, les illuminées de Colmar[1]. Ce qui domine en général, dans ces maisons de Souabe ou d’Alsace, ce sont les sensations calmes, douces, gracieuses ; ce sont les musiques les plus suaves, des concerts ineffables, des visions lumineuses[2] ; les sœurs rencontrent l’enfant Jésus sous les arceaux du cloître, de l’âge d’un petit garçon se rendant à l’école, et donnant la main à sa jeune mère. Ces images riantes ne sont pas inconnues ailleurs. Plus fréquentes cependant sont les âpres et les tragiques. Les idées se cristallisent autour de la Passion. Les vers célèbres du Stabat :

  1. Subtiliennes, de sub tiliis, unter den Linden. Le couvent fut fondé en 1232. Le journal de la prieure, Catherine de Guebwiller, est publié par Pez, Biblioth. ascetica, t. VIII. Cf. Ingold, Notice sur l’église et le couvent des Dominicains de Colmar, 1894 ; Vicomte de Bussière, Fleurs dominicaines, Paris, 1864 ; comtesse Marie de Villermont, Un groupe mystique allemand, Bruxelles, 1907. (Il s’agit surtout des deux sœurs Christine et Marguerite Ebner). On connaît l’article de Renan sur Christine de Stommeln, Nouv. Etud. d’Hist. relig., Paris, 1884.
  2. Tout n’y a pas cependant cette nuance un peu fade. Agnès de Blozenheim assiste à la Passion ; elle voit couler le sang divin ; elle entend les coups des marteaux qui clouaient Jésus sur la croix : sa douleur fut telle, qu’elle mourut. Voir également le détail des tortures incroyables que s’impose Suso, la pesante croix hérissée de clous qui laboure son épaule, etc., dans sa Vie écrite par lui-même, Œuvres, trad. Cartier, 3e édit., Paris, 1878