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place, où se dressait une haute maison en forme de tour, couverte d’affiches, et de loin je reconnaissais le Louvre.

Alors tout me paraissait sombre, j’avais toujours le nom d’Annette sur la langue ; je regardais mon camarade, qui semblait rêver, et nous marchions dans de petites ruelles sales. Les marchands d’eau passaient ; les marchands d’habits, la bouche tordue, criaient, regardant aux fenêtres. Le vrai Paris des rues revenait.

Tout à coup Emmanuel, levant les yeux, dit :

« Voici le Rosbif ! entrons, Jean-Pierre, et dînons. »

Nous entrâmes ; tout était plein de monde, et nous ne trouvâmes de place qu’au fond, sous une espèce de toit en vitrage.

Nous fîmes encore un bon repas, mais je ne sais pas pourquoi la tristesse était venue. Emmanuel pensait peut-être à son examen, et moi, mon esprit était à Saverne. Je voulus payer, cela le mit de mauvaise humeur :

« Quand j’invite mon meilleur camarade, dit-il, je ne supporte pas qu’il paye. C’est presque une injure que tu me fais. »

Je lui répondis que ce n’était pas mon intention ; mais que j’avais du travail, et que c’était juste de payer chacun son tour.

Il ne voulut pas y consentir, et je crus même qu’il était fâché. Mais, quelques instants après, étant sortis, il me serra la main en s’écriant : « Jean-Pierre, je n’ai pas de meilleur ami que toi ! Veux-tu venir au théâtre du Palais-Royal ? »

J’étais fatigué. Je lui dis que ce serait pour une autre fois, et nous remontâmes lentement la rue Saint-Honoré.

Une chose me revient encore, c’est que le même soir, en passant sur le Pont-au-Change, Emmanuel me montra la place du Châtelet, avec sa petite colonne et sa fontaine, et plus loin le bal du Prado. Mais cette place et ce pont sont des choses qui me rappellent bien d’autres souvenirs. Il faudra que j’en parle plus tard. Tout ce que j’ai besoin de dire maintenant, c’est que, étant arrivés devant ma porte, nous nous embrassâmes comme de véritables frères. Je ne pouvais pas espérer le conduire à la diligence pendant la semaine, et je lui souhaitai bon voyage.

erckmann-chatrian.