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croupie, parce qu’on n’en apporte que tous les deux jours, et le tonneau fuit un peu.

« Jamais vous n’imagineriez quelle joie il ressent d’avoir changé contre cette futaille les grands bassins de marbre des Tuileries ; sans compter que ladite futaille lui donne toutes sortes de soucis quand le soleil la dessèche et en disjoint les cercles, tandis que l’on curait ou réparait autrefois ses bassins de marbre blanc sans qu’il eût à s’en préoccuper le moins du monde.

« Quelle secrète joie y a-t-il donc dans la propriété ?

« Pour mon ami, avoir ce jardin avec ses manches à balai, c’est ne plus avoir les grands marronniers des Tuileries. Posséder ce carré entouré de murs blancs jusqu’à aveugler, c’est être exilé de tout le reste de la terre, de tous les beaux pays, de tous les beaux paysages.

« Dans la maison, il m’a montré trois ou quatre mauvaises croûtes dont il a décoré son salon. — Il lui fallait hériter et devenir riche pour être condamné à ne plus voir que ces affreux badigeonnages : quand il était pauvre, il regardait les plus belles peintures de tous les pays et de tous les maîtres, entassées dans nos musées.

« Je suis revenu triste, et j’ai voulu revoir son ancien jardin, celui qu’il est heureux d’avoir quitté. — Il m’a pris de suite une grande frayeur : c’est de devenir riche aussi par hasard, à mon tour, — c’est de devenir propriétaire, c’est de perdre mon beau jardin du Luxembourg, c’est d’être forcé de vivre dans quelque carré entouré de murs, et, qui pis est, d’en être heureux, d’en être fier.

« J’ai passé en revue tous mes parents, et surtout ceux qui sont riches, et, entre ceux-là, ceux dont je dois hériter.

« Il n’y en a qu’un qui m’inquiète : — il est parti pour l’Amérique il y a vingt ans, et, depuis, on n’en a plus entendu parler. Si j’entendais sonner chez moi, je frémirais d’apprendre qu’il est mort millionnaire et que je suis son héritier. J’ai vu une lettre que nous reçûmes deux mois après son départ, il y a vingt ans bientôt ; cette lettre nous disait que plusieurs navires avaient péri, corps et biens, dans un coup de vent. Le navire qui portait mon oncle était du nombre ; mais comme on n’a pas revu la chaloupe, on pensait qu’une partie de l’équipage avait au moins tenté de se sauver.

« Pourvu que mon oncle ne se soit pas sauvé ! »

alphonse karr.