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têtes rondes. — Ceux-ci portaient les moustaches en croc et la royale, comme les raffinés du temps de Louis XIII ; ceux-là laissaient gravement descendre leur barbe jusqu’au ventre, à l’instar de feu l’empereur Barberousse : d’autres l’avaient bifurquée comme celle des christs byzantins ; le même caprice régnait dans les coiffures : les chapeaux pointus, les feutres à larges bords, y abondaient ; on eût dit des portraits de Van Dick, sans cadre ; un surtout me frappa : il était vêtu d’une espèce de paletot en velours noir qui, pittoresquement débraillé, permettait de voir une chemise assez blanche ; l’arrangement de ses cheveux et de son poil rappelait singulièrement la physionomie de Pierre-Paul Rubens ; il était blond et sanguin, et parlait avec beaucoup de feu. La discussion roulait sur la peinture. J’entendis là des choses effroyables pour moi, qui avais été élevé dans l’amour de la ligne pure et dans la crainte de la couleur. Les mots dont ils se servaient pour apprécier le mérite de certains tableaux étaient vraiment bizarres : « Quelle superbe chose ! s’écriait le jeune homme à tournure anversoise ; comme c’est tripoté ! comme c’est torché ! quel ragoût ! quelle pâte ! quel beurre ! il est impossible d’être plus chaud, plus grouillant. » Je crus d’abord qu’il s’agissait de préparations culinaires, mais je reconnus mon erreur, et je vis qu’il était question du tableau de M***, dont le jeune peintre à barbiche blonde se posait l’admirateur passionné. L’on parlait avec un mépris parfait des gens que j’avais jusque-là respectés à l’égal des dieux, et mon maître en particulier était traité comme le dernier des rapins. Enfin l’on m’aperçut dans le coin où je m’étais tapi comme un cerf acculé, tenant un coussin sous chaque bras pour me donner une contenance, et l’on me força à prendre une part active à la conversation. Je suis, je l’avoue, un médiocre orateur, et je fus battu à plate couture. On pluma sans pitié mes ailes d’ange, on contamina de punch et de sophismes ma blanche robe séraphique ; et le lendemain le peintre à paletot de velours noir vint me prendre et me conduisit à la galerie du Louvre, dont je n’avais jamais osé dépasser la première salle : je me hasardai à jeter un regard sur les toiles de Rubens, qui m’avaient jusqu’alors été interdites avec la plus inflexible sévérité ; ces cascades de chairs blanches saupoudrées de vermillon, ces dos satinés où les perles s’égrènent dans l’or des chevelures ; ces torses pétris avec une souplesse si facile et si onduleuse, toute cette nature luxuriante et sensuelle, cette fleur de vie et de beauté répandue partout, troublèrent profondément ma candeur virginale. Le cruel peintre, qui voulait ma perte, me tint une heure entière