Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Un roman a deux utilités : — l’une matérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’une pareille expression à l’endroit d’un roman. — L’utilité matérielle, ce sont d’abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l’auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent ne l’emportent ; pour le libraire, c’est un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son cabriolet d’ébène et d’acier, comme dit Figaro ; pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site ; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche, pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très-prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. — L’utilité spirituelle est que, pendant qu’on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes.

Qu’on dise après cela que les romans ne contribuent pas à la civilisation. — Je ne parlerai pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes de terre frites, qui ont un intérêt très-grand dans cette branche de littérature, le papier qu’elle emploie étant, en général, de qualité supérieure à celui des journaux.

En vérité, il y a de quoi rire d’un pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint-simoniens. — Je voudrais bien savoir d’abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schiboleth et de terme sacramentel. — Utilité : quel est ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poëte. — Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. — Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand’chose pour faire une ode. — Après cela, vous objecterez