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les cruautés de l’amour

verture commençait à me tirer de mon sommeil. Un paquet de mer me tomba sur la tête, et j’avalai malgré moi, quelques gorgées horribles d’eau amère ; ceci m’éveilla tout à fait ; et, toussant, éternuant, bougonnant, grommelant, je descendis, ou plutôt je dégringolai dans ma cabine, en traînant mon sac de cuir et ma couverture de laine.

Quelques heures plus tard, ganté de gris, cravaté de rose, parfumé, charmant, je montai sur le pont. C’était le moment de mon apparition quotidienne. J’avais un livre à la main. Nonchalamment, je m’avançai vers un banc où j’avais coutume de m’asseoir le matin pour lire et rêver sous le soleil. L’air était très-doux ; je m’assis, je feuilletai le livre, puis je… je… je… puis j’ouvris démesurément les yeux, la bouche, les mains ! et demeurai stupide.

Je n’avais pas rêvé : le navire n’avait plus ni mâts ni cheminées ; il penchait affreusement vers la mer, et, sur le pont, il n’y avait que moi.

La tempête, les gémissements, l’arrivée du paquebot sauveur, le transport des passagers, tout ce que j’avais vu en songe avait eu lieu en effet. Moi seul, vaincu par le narcotique, je n’avais pas participé à la miraculeuse délivrance, et j’étais réservé à l’horreur d’un trépas solitaire.

Aussi loin que s’étendait mon regard, je ne voyais autour de moi qu’une immense mer redeve-